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Pierre Cendors, Les Fragments Solander

Publié le 05 mars 2012 par Angèle Paoli
Pierre Cendors, Les Fragments Solander,
La dernière goutte, 2012.


Lecture d’Angèle Paoli


SOUS LA VOIX MAGNÉTIQUE DU DAÏMÔN

  Recomposer les fragments épars des Fragments Solander n’est pas entreprise aisée. Il y faut une patience de limier semblable à celle qui anime dès le début de cette énigmatique fiction le personnage non moins énigmatique de l’écrivain amnésique Paul Fauster. Encore ne suis-je pas certaine, une fois ma lecture achevée, d’être parvenue à tout démêler des ressorts et rouages des Fragments Solander.

  Vertigineux et passionnant, le dernier roman de Pierre Cendors entraîne le lecteur à travers un récit labyrinthique, le confrontant sans relâche à des personnages dédoublés dont les identités fluctuantes ne cessent de jeter le trouble. Qui est qui ? s’interroge-t-on sans relâche. Paul Fauster n’est-il réellement que celui qu’il est, tel que le révèlent les premières lignes des « Racines de l’exil », première section des Fragments Solander ? Mais la fin du roman rejoignant le début, le lecteur se trouve contraint de remettre en question l’idée qu’il s’était forgée, à partir de l’incipit, de l’identité de Fauster ainsi que de l’histoire qui le traverse. La découverte sur laquelle se clôt le roman aboutit à une reconsidération totale de la lecture que l’on vient de faire. Si bien que, ramené aux origines du récit, l’on se trouve à nouveau placé devant l’alternative posée en exergue par Pierre Cendors. Avec Kafka d’un côté qui énonce : « Je suis une fin ou un commencement » et Kenneth White de l’autre, qui dit : « Une fin, et un commencement. »

  Un même questionnement poursuit le lecteur tout au long de l’enquête qu’il mène parallèlement à Fauster pour tenter d’y voir clair. Qui se cache derrière Virinia et derrière Pavla ? Qui derrière Zlata ou Dora ? Flora et Eka ? Qui derrière Lévitan et derrière Viktor Lunebourg ? Qui derrière Endsen ?

  « Homme déchu mais poète universel », auteur d’un unique roman intitulé L’Homme caché, Endsen est-il le double (ou davantage) de Pierre Cendors, celui que le romancier d’aujourd’hui poursuit à travers son personnage ainsi que dans les enchâssements de ses récits à tiroirs et à rebondissements ? Mais en ce qui concerne l’auteur des Fragments Solander – et de L’Homme caché –, la réponse surgit dès le début du roman avec cette phrase de Fauster :

  « Un écrivain devient ce qu’il écrit. N’est réelle que l’identité que lui procurera son prochain livre. » Identité qui s’évanouit et s’effondre aussitôt que l’écrivain en tant qu’écrivain ou en tant que poète a été enterré. Le reste, « sa vie d’homme n’est visible que de lui seul. »

  Échos, miroirs, dédoublements. Disparitions et réapparitions, l’univers spéculaire de Pierre Cendors, défiant le temps et les époques, joue en permanence sur des mises en abîme poussées à l’extrême, ancrées sur la notion mouvante d’identité. Amnésie, perte d’identité, changement d’identité, vraies ou fausses identités, doublures et impostures. De qui Endsen est-il l’homme de paille, le Doppelgänger ? Et Fauster ? Quel lien entretient-il avec le Faust de Goethe et, au-delà, avec Viktor Lunebourg ? Pierre Cendors démultiplie les possibles et joue avec la mort : « Quinze ans après sa mort, j’ai rencontré Endsen », écrit Fauster dans la lettre qu’il adresse à son éditeur. La même affirmation revient un peu plus loin, dans les premières pages de la biographie que Fauster a commencé d’écrire sur Endsen :

  « J’ai rencontré Endsen à la fin de l’hiver 1999, plus de quinze ans après sa mort. Le rendez-vous eut lieu dans les faubourgs de Prague. »

  Et Pierre Cendors de s’ingénier à entraîner son lecteur dans les méandres de son « daïmôn » jusque dans les moindres détails, jusque dans l’illustration dont l’écrivain est également l’auteur. Il n’est pas vain en effet de constater que sur la première de couverture et sur la page d’achevé d’imprimer, le même poupon de celluloïd pose devant le même puzzle couvert de la même écriture penchée. Quant à la cartographie fragmentée du cerveau de l’homme à la valise et au pardessus noirs, n’est-elle pas le miroir intérieur du puzzle que le lecteur va tenter de recomposer au fil de sa lecture, fragment après fragment ?

  Il n’y a pas jusqu’aux remerciements adressés à la fin de l’ouvrage qui ne portent la marque de cette quête de l’autre, double de soi-même. « Je suis l’autre ». Le constat du poète Gérard de Nerval trouve son écho dans celui qu’Endsen confie aux pages des Fragments Solander, son journal posthume :

  « L’impression que je suis un autre ne m’abandonne jamais, pas même quand je me dévisage et ne vois personne. »

  Cette impression de duplicité peut aussi bien s’appliquer à Cendors, pour qui l’écriture rend à l’homme « sa dimension duelle ». Cendors est-il le double ludique de Christian Garcin ? Et Paul Fauster une doublure de Chen Wanglin, héros de la Piste Mongole ? Une même complicité d’esprit et d’écriture, un même goût pour l’ubiquité et pour la magie que ce don véhicule sur la trajectoire de leurs personnages, anime les deux romanciers. La voix de l’un ne se prolonge-t-elle pas sous la voix de l’autre ?

  Solander. Revenir à Solander ! Avec la syllabe « Land » prise dans l’étau de son nom, Solander ne peut désigner qu’une terre improbable, sortie de l’imagination futuriste d’architectes épris d’absolu. « Une métropole étrangère, une cité fantastique aux rues et places, pourtant, étrangement familières »… « une cité mythique », susceptible d’absorber les disparitions et de permettre à celui qui cherche à s’y perdre de poursuivre « sa traversée intérieure ». On pourrait croire à l’une de ces cités de verre inventées par Schuiten & Peter ou, plus proche du monde décrit par Cendors, à son univers cinématographique, à Métropolis notamment. Car la cité fantastique de Solander est au cœur de L’Œil du Domitor, œuvre cinématographique expressionniste de l’apprenti cinéaste berlinois, Arkadi Ostrov, plus connu sous le pseudonyme d’Endsen. Les Fragments Solander plongent leurs racines dans le monde du 7e Art, écho spéculaire de l’écriture de Cendors.

  Personnage central des Fragments Solander, Endsen en est le « héros » aux identités fragmentées. Mais derrière les trois clandestins ― l’Endsen de Berlin, l’Endsen de Budapest, l’Endsen de Prague ― se cache le poète visionnaire et maudit, peintre de talent, décorateur et scénariste, disparu de Prague à l’âge de dix-sept ans. Connu sous le nom d’Arkadi Ostrov à Petrograd (l’ancienne Saint-Pétersbourg, baptisée Petrograd en 1914, avant de devenir Leningrad en 1924), puis en Allemagne sous celui de Nikodim Nordström, Endsen, pièce maîtresse du puzzle, morceau manquant autour duquel s’organisent les fragments et se trament toutes les pistes du récit, est-il le poète tchèque Jiri Orten dont Cendors veut ramener la voix à la lumière ? Autour de ce personnage mouvant gravite nombre de personnages étranges, actrices du cinéma muet, voyante juive et gardienne de cimetière, amantes et prostituées. Dont Zlata (Asta Nielsen ?) et Eka/Flora Lunebourg (Greta Garbo ? Marlene Dietrich ?), liées à Nordström par leur ancienne rivalité d’actrices et leurs amours saphiques. Sans oublier Léonid Lévitan, le Sibérien bolchévique, responsable de l’usine dans laquelle il sévit. Usine qu’Arkadi Ostrov, alias Endsen, a été condamné à rejoindre après s’être vu confisquer par le Parti son droit à exercer librement son talent de réalisateur.

  Consignée dans les « archives Nordström » de la bibliothèque de Prague, l’histoire d’Endsen prend forme peu à peu tout en restant insaisissable. En partie rassemblée dans le manuscrit que Fauster (avant son accident mortel et l’amnésie que celui-ci a entraînée) a intitulé « Le chant des races intérieures », également relayée et étayée par les récits que Pavla confie à l’amnésique afin de lui faire recouvrer sa mémoire, cette « étrange odyssée » s’appuie sur l’errance et la clandestinité. De Biélorussie, Endsen passe en Ukraine, puis traversant la Pologne et la Tchécoslovaquie, il entre en Hongrie. D’un pays à l’autre, changeant de statut et de nom, il traverse l’Histoire de l’Europe, ébranlée par les révolutions, exacerbée par les visées du Troisième Reich et dévastée par le nazisme.

  Habité depuis son jeune âge par une voix inconnue qui parle en amont de lui sans qu’il lui soit possible de l’identifier, Endsen est le poète-daïmôn que Fauster a rencontré à plusieurs reprises avant de perdre la mémoire et que Pavla tente de ramener vers son passé : « acceptez que je devienne la voix de votre mémoire perdue », lui dit-elle avant de poursuivre son récit, « …écoutez ce que j’ai à vous dire ».

  Suivre à l’infini le dédale de Solander, c’est se mettre à l’écoute de la « bouche d’ombre ». C’est mettre en résonance la multiplicité des voix qui percent sous la voix magnétique du « daïmôn », Pierre Cendors.

Angèle Paoli
D.R. Texte Angèle Paoli
Pierre Cendors, Les fragments Solander



PIERRE CENDORS

Pierre Cendors

Source

■ Pierre Cendors
sur Terres de femmes

Le Voyageur sans voyage (extrait)

■ Voir aussi ▼

→ (sur remue.net) L'appel du large, un dialogue entre Pierre Cendors et Cécile Wajsbrot (3 mai 2008)
→ (sur le site de Cadex Éditions) une fiche bio-bibliographique sur Pierre Cendors
Endsen, le blog de Pierre Cendors



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