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Gabriel

Publié le 10 mars 2008 par Frédéric Romano

- Lui : Je ne vois pas ce que tu trouves à ces objets.
- Moi : Ben je ne sais pas, c’est beau !
- Lui : Mais en quoi un réverbère est-il beau ?
- Moi : Ben la forme ! Et puis ça fait de la lumière aussi.

Gabriel n’a pas eu une vie facile. Il n’a jamais connu son père. Sa mère, quant à elle, était complètement folle. Toute la journée, assise aux arrêts des bus, elle déballait des kilomètres de répliques plus ou moins bien tournées, tantôt théâtrales, tantôt carrément vulgaires. Gabriel a grandi seul, dans la rue, entouré d’air et de silence. Ses vêtements ont grandi avec lui. Ce même pantalon beige depuis dix ans, ce même pull vert usé aux coudes. Gabriel ne peut et ne veut pas s’imaginer autrement.

Assez grand, de corpulence maigre, son apparence est des plus inhabituelles. Ses longs bras pendent à l’extrémité de ses étroites épaules. Sous celles-ci se déroule un long torse surplombant deux courtes jambes posées sur deux gigantesques pieds. Tout chez lui semble démesuré, de ses cheveux beaucoup trop bouclés à ses yeux exagérément petits. Son visage osseux et angulaire est fendu par une large bouche entourée de lèvres presque transparentes. Sa peau, malgré les intempéries et l’air pollué de la ville, semble toujours nette et propre. Il a le teint clair, parfois rosé au-dessus des joues. Malgré ces évidentes disproportions, il est loin d’être laid. Il y a quelque chose d’harmonieux dans sa physionomie, un joyeux désordre, une forme de beauté asymétrique. Quand il était petit, Gabriel parlait peu. Les années n’ont fait que renforcer ce trait de caractère. Il se contente de gestes pour exprimer l’accord et le désaccord et les mots lui servent presque uniquement aux formules de politesse. Il n’a de toute manière aucune sociabilité et le langage n’est pour lui qu’utilitaire. Il n’a pas d’ami. Tout au plus, il reconnaît des gens dans la rue, ceux qu’il croise souvent, aux mêmes endroits et aux mêmes heures. Ils font parti ainsi de son monde et ça lui suffit amplement.

Pendant plusieurs années, Gabriel a airé dans les rues. Il gagnait sa vie en faisant des petits boulots, des tâches qui ne demandaient pas l’usage de la parole, sortir les chiens des vieilles dames, faire leurs courses, leur rendre service. En général, elles le trouvaient gentil et serviable, et c’est bien volontier qu’elles l’invitaient à leurs tables et lui offraient l’hospitalité. Gabriel acceptait parfois, surtout en hiver. Il ne voulait pas déranger. En été, il préférait dormir dehors, à la belle étoile, sur un banc, et surtout, sous un réverbère. Il passait des heures à les regarder, à les contempler. Avec le temps, il en avait appris tous les modèles, de toutes les formes et de toutes les couleurs. Il pouvait les situer, juger de leurs états et de leurs luminosités. À la nuit tombée, il escaladait parfois discretement les pieds de bronze pour redonner l’éclat aux parois de verre que le temps et la pollution rendaient ternes. C’était une obsession. Il ne pouvait expliquer cet amour qu’il portait aux réverbères. Il aimait leurs formes, leurs matières, leurs présences dans les rues, leurs places dans la ville.

Un soir d’hiver, alors qu’il s’improvisait électricien au service d’un luminaire qui avait rendu l’âme, sa concentration fut détournée par les phares d’une camionnette qui avait surgi derrière lui. Il n’avait pas osé se retourner mais il perçut que deux hommes étaient descendus du véhicule et s’étaient positionnés de part et d’autre. Terrifié, il continuait à fixer le pied de bronze. Il entendit le bruit d’une portière et les pas d’un troisième homme s’approcher. “Bonjour mon garçon… comment t’appelles-tu ?“. Gabriel, en tremblant, se retourna lentement. Il perçu l’ombre d’un homme assez petit mais imposant, aussi large que haut. “Comment t’appelles-tu ? N’aie pas peur, réponds-moi…“. L’homme fit un pas en avant et sorti de l’ombre. Il était vêtu d’un costume trois pièces, parfaitement coupé, rehaussé d’une cravate bordeaux d’une extrême finesse. “Tu aimes les réverbères n’est-ce pas ?“. Gabriel avait la bouche qui tremblait. Il réussit tout de même à sortir quelques mots. “Oui Monsieur… j’aime les réverbères… et… je m’appelle Gabriel“. Le gros Monsieur semblait heureux. Il lui souriait. “Bien, bien, excellent même !“. Il s’approcha soudain plus rapidement. La main tendue, il saisit celle de Gabriel et lui dit : “Et bien Gabriel ? Enchanté ! Vois-tu ces réverbères ? Ils sont tous à moi !“. Le jeune garçon redoubla de craintes. “Oui Monsieur, excusez-moi… je ne voulais pas…“. L’homme rond éclata d’un rire gras qui laissa sur son visage un large sourire. “Ne t’inquiète pas, je ne suis pas venu te tirer les oreilles, non, non…“. L’homme devint ensuite plus sérieux. Il fixa Gabriel un instant avant de lui dire avec une certaine tendresse : “Dis-moi Gabriel ? Voudrais-tu travailler pour moi ?“.


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