Ombres claires de mémoire

Publié le 06 mars 2012 par Jlk

De rien et de tout.- En réalité je ne sais rien de la réalité, ni où elle commence ni si elle avance ou recule, pousse comme un arbre ou gesticule du matin au soir comme je le fais – ce que je sais c’est juste que tu es là, qu’ils sont là et que je suis là, à écouter cette voix se taire et nous parler…

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   Que notre joie demeure

   (Paroles d’adieu, en mémoire de notre mère)

   Tu nous as quittés ce jour-là: l’attaque t’a frappée à l’aube d’une belle journée d’été, ce jeudi-là, fête de l’Assomption. L’attaque ne t’a pas permis de profiter une fois encore du beau temps, selon ton expression: tu n’as pas pu suivre ton programme du jeudi qui consistait à descendre au bord du lac pour y nager, comme tu le faisais encore chaque semaine à 86 ans. Tu n’as même pas eu le temps de réaliser, comme tu disais: tu nous as quittés mais sans savoir que tu ne nous quittais pas tout à fait: tu nous as quittés et tu es restée encore avec nous quelques jours durant.

   Quelques jours durant, tu es restée présente et absente. Durant ces quelques jours, nous avons pu nous tenir auprès de toi et te parler. Des jours et des nuits durant, nous avons veillé auprès de toi dans cette chambre du Centre hospitalier  dominant la ville. La première nuit est tombée sur ce dernier jour que tu avais vu se lever, les lumières de la ville scintillaient autour de la cathédrale, puis il n’y a plus eu que l’obscurité dans laquelle on entendait ton souffle régulier, puis un autre beau jour s’est levé mais tes paupières sont restées fermées tandis que ton coeur continuait de battre.

   Nous t’avons veillée à tour de rôle. Chacun à son tour, nous t’avons parlé. Nous t’avons un peu bercée et chacun à son tour, quand il était seul avec toi, chacun t’a dit ce qu’il avait à te dire  sans trop savoir si tu l’entendais.

   Nous as-tu entendus ? Tu n’en montrais aucun signe, mais est-ce qu’on sait ? Est-ce qu’on sait jamais, d’ailleurs, si l’on est entendu ? Est-ce que nous savons vraiment ce qui est entendu et compris, tous les jours, de ce que nous disons avec nos mots de gens conscients ? Et les mots sont-ils le seul moyen de se parler ?

   Est-ce que tu nous sentais présents, autant que nous te sentions présente encore, malgré ton silence et tes yeux fermés ? Est-ce que tu nous as reconnus à nos voix, malgré tes yeux fermés et ton insensibilité apparente aux bruits de la ville ? Est-ce que tu as senti nos mains sur tes mains ou nos joues sur tes joues ? Est-ce que tu as peut-être même perçu, d’une manière qui nous échappe, ce que chacun de nous ressentait sans même te le dire ?

   Peut-être, au fait, es-tu restée pour que nous te parlions encore ? Peut-être ce que nous vivions, à ces moments-là, seuls avec toi, durant ces heures et ces journées, dans le long silence d’un dimanche ou juste avant l’aube d’un nouveau jour, était-il une façon de nous retrouver nous-mêmes grâce à toi ? Peut-être désirais-tu que nous nous rencontrions les uns les autres auprès de toi ? Peut-être étais-tu déjà auprès de celui que tu as tant pleuré ? Est-ce qu’on sait une fois encore ?

   Ta présence et ton silence étaient faits de ce mystère et de ces questions, et nous l’avons tous ressenti: ceux qui croient et ceux qui ne croient pas, ceux qui croient qu’il y a quelque chose au-delà du corps et ceux qui pensent que la mort achève tout, ceux qui croient que la Science aura le dernier mot et ceux qui ne savent pas, ceux qui sont sûrs et ceux qui se taisent.

   Tu étais, pour ta part, comme l’a été celui que tu as aimé, de ceux qu’on peut dire des fidèles. Toi et lui vous avez été des fidèles, et plus encore en actes qu’en paroles.

   Fidèles, vous l’avez été l’un à l’autre. Au-delà de votre intimité et de votre foyer, vous avez été fidèles à ces mots que tous nous avons lus et relus à chaque fois que nous nous retrouvions dans ce temple: Dieu est amour. Il n’y a pas à chercher beaucoup plus loin: Dieu est amour, et cet amour vous l’avez vécu et nous l’avez inspiré, vous l’avez partagé et partagé dans votre communauté.

   Tu disais, sans trop de complications, que Dieu t’avait aidée à vivre. Un jour même, à l’un d’entre nous, tu as avoué que Dieu t’avait aidée à ne pas désespérer aux moments les plus douloureux de ta vie. Pas plus que notre père tu n’étais de ces gens qui prononcent des mots comme Le Seigneur ou l’Eternel, mais le nom du Christ t’était familier, auquel tu t’en remettais comme à la plus haute figure vivante de l’amour. Non pas le Christ-Roi brandissant une épée, mais le serviteur des pauvres, garant de fraternité et de justice. Et si tu avouais ne pas être trop sûre de ce qu’il y a après, tu n’en croyais pas moins que tu rejoindrais finalement celui qui t’a été arraché il y aura bientôt vingt ans de cela. Tu croyais que l’amour est plus fort que la mort. Et c’est dans le même esprit que tu nous as demandé d’écouter ensemble ce choral de Jean-Sébastien Bach qui, à travers les siècles, n’a cessé de perpétuer l’amour des fidèles: Jésus, que ma joie demeure...

   Dans le mot de fidélité se conjuguent les mots croyance et confiance. Or, cette fidélité que vous avez vécue sans vous payer de mots, cette croyance que vous avez partagée sans jamais chercher à l’imposer, ont cimenté votre confiance et vous ont permis de construire. Votre fidélité allait de pair avec une entière honnêteté. Vous saviez la valeur des choses pour avoir dû lutter, comme tu nous l’as répété à l’envi, mais jamais vous n’avez admis que le seul profit puisse  justifier une vie.

   Tu nous as dit et répété, ces dernières années, combien le culte du profit te révoltait dans le monde actuel. Tu avais parfois tendance à ne plus voir que le noir, dans le monde actuel, mais là encore c’était une façon de réaffirmer ta fidélité aux valeurs qui ont fondé votre façon d’être et de vous comporter.

   Quoi qu’il en soit, vous n’avez jamais été de ceux qui rejettent le monde actuel. Cette période parfois pénible de ce qu’on appelle les vieux jours, où tant de gens se sentent rejetés de la communauté et se replient sur eux-mêmes, ou s’éteignent même, vous l’avez vécue avec intensité en vous ouvrant au monde.

   À ton chevet, dans le silence de la nuit ou la longueur des heures, tes enfants et tes petits-enfants se sont rappelés, sans doute, votre façon de leur montrer le monde et de désigner chaque chose par son nom.

   Au commencement le monde était un jardin, et c’est vous qui nous l’avez révélé.

   «Regardez !», nous disiez-vous, et c’est cela qui nous reste de vous : c’est le monde tel que vous l’avez gardé et regardé, c’est l’amour que vous avez gardé sans trop vous regarder…

   Un cauchemar. -  Rêve dantesque la nuit dernière, à la fois plastique et très signifiant, m’évoquant aussi les Délices à la Jérôme Bosch. Nous étions d’abord perdus en campagne, à proximité d’une forêt où l’on nous recommandait de ne pas aller. Nous y allions tout de même et pour découvrir, bientôt, des tombes fraîches par dizaines, puis par centaines, les unes petites et les autres plus grandes, et des voitures aux vitres fumées stationnaient ça et là dans un climat de terrible menace. Nous cherchions donc à fuir, puis nous arrivions dans une espèce de grand parc de jeux où se mêlaient enfants et adultes, la plupart des messieurs à lunettes en costumes d’employés gris dont certains étaient accouplés à des enfants et les besognaient ou mimaient l’acte sexuel - tout restant cependant très «habillé». La scène avait quelque chose de silencieux et de banal, rien de cruel ni de lubrique, mais une sorte de jeu morne effrayant tout de même qui nous poussait à fuir une fois de plus, et nous arrivions au pied d’un bâtiment monumental, évoquant à la fois un palais babylonien et un bunker, dont on ne voyait du bas que les milliers de marches s’élevant vers les hauteurs comme dans un labyrinthe topologique à la Piranèse. Nous étions attirés par la montée de ces marches, mais soudain un petit chariot dévalait la rampe attenante, dans laquelle un nain à face de papier mâché, ou de viande boucanée, nous posait des questions de culture générale genre Trivial Pursuit. Nous comprenions que de bonnes connaissances nous permettraient de nous élever à bord de ce chariot. Mais déjà nous nous retrouvions dans une nuit glaciale et de nouveau très angoissante, peuplée d’ombres longeant de hautes clôtures de barbelés, le long desquelles patrouillaient des soldats aux allures d’escadrons de la mort. A un moment donné, des barrières s’ouvraient et la foule se précipitait vers cette percée, mais bientôt on apprenait qu’il faudrait tuer si l’on voulait passer de l’autre côté, et je ne suis pas sûr que j’y allais, mais je ne suis pas sûr du contraire non plus ; à vrai dire le rêve posait implicitement ce cas de conscience : tuer ou ne pas tuer pour s’en tirer, Il me semble que je n’y allais pas. Ou plus exactement il me semble que j’étais très attiré par la curiosité de tuer, mais que je n’y allais pas.

  

   Toujours pensé que le corps débordait ses frontières, comme un fleuve à l’orage.

   L’homme civilisé a besoin à la fois de l’esclave et de la reconnaissance. D’où son double langage. Ne suffit pas de dénoncer le double langage. Plus important de saisir à quoi il tient.

   L’écriture, comme la peinture, a besoin d’un fond. Ensuite on brasse la matière et tout à coup se dégage une forme. Pas du tout d’opposition entre ce qu’on appelle fond et forme.

   Des gens qui pensent qu’ils ne sont rien sans avoir été «publiés» d’une manière ou de l’autre. L’obsession d’écrire à peu près égale à celle de percer à la Star Academy. 

 

 

(Ces lignes sont extraites de Chemins de traverses; lectures du monde 2000-2005, à paraître en avril 2012 chez Olivier Morattel)

 

Image: cette (médiocre) aquarelle a été lavée sur un carnet  au soir du 17 août 2002, de  la fenêtre du CHUV, au chevet de notre mère mourante.