apprentissage qui échappe à la plupart des
Les problèmes domestiques furent quand même plus facilement réglés grâce au congé qu'elle dut prendre. François voyait d'un mauvais œil les fins de mois réduites par la disparition d'un salaire, mais il convint qu'une infirmière invisible dénoterait dans le paysage de l’hôpital, surtout pour les cardiaques. Il rédigea d'ailleurs lui-même la lettre révélant à la direction la foudroyante et profonde dépression de sa femme.
Même si les minutes et les heures passent elles aussi sans laisser de trace, elles prennent leur temps. Céline occupait avec une ou plusieurs amies les après-midis qu'elle avait souvent libres. Comme elle ne se voyait pas abandonner ses compagnes ni révéler à toutes son état ordinaire, elle choisit un moyen terme. Les amies proches furent informées qu'elle avait pris un congé sans solde pour partir avec un convoi humanitaire vers un séisme tout à fait lointain. Quant à son amie essentielle, également infirmière, elle eut droit au choc de sa vie. Dont elle se remit rapidement, Céline ayant acquis un savoir-faire certain pour calmer les gens confrontés à l'extraordinaire et se montrant plutôt rapide avec le bloc-note.
Elles purent échanger, pleurer ensemble, et rire enfin. L'essentiel était sauf, elles ne virent aucune raison de cesser leur relation. Céline, n'étant toujours pas tombée de la dernière pluie, exigea de son amie un serment qu'elle assortie de deux menaces. La trahison provoquerait la rupture de leur amitié et l'envoi à l’hôpital d'une lettre relatant l'erreur dans un dosage de goutte-à-goutte, ayant entraîné des séquelles post-opératoires pour un patient. Le hasard n'y était pas pour grand-chose, mais l'enquête n'avait rien prouvé, faute de disposer de quelques éléments éclairants et tout à fait à charge pour l'amie.
Une maison, un mari et une bonne amie peuvent asseoir la vie d'une femme. Ce sont de petits riens qui contribuent essentiellement à son bonheur. Céline ne s'en cachait pas, elle aimait faire les courses et les vitrines. Une fois la maison astiquée et fleurant bon l'eau de Javel, il manquait un quelque chose. La mélancolie guettait, d'autant que les miroirs ne renvoyaient rien à Céline sur les humeurs de sa silhouette et les reflets de sa coiffure. Elle tournait en rond, sautait d'une pièce à l'autre, de Musso à Gala, de Germain à Femme Actuelle et pleurait par instants, sans même pouvoir s'attendrir à la vue de ses yeux gonflés. Elle était futile par choix, lucide par nécessité. Mieux que personne, elle comprit qu'il fallait sortir, reprendre pied dans la ville. Mais à quoi bon, si on ne peut être vue. Le regard des autres n'est pas seulement pesant.
Incollable sur les feuilletons télévisés, son amie trouva la solution dans une de ces séries anciennes qui lui avaient enseigné la vie. Céline ricana : « L'homme invisible, oui...Tu en as beaucoup des comme ça ? ». L'amie rougit mais poursuivit. « L'homme invisible, il ne restait pas cloîtré comme une carmélite, il sortait, lui. Et tu sais comment ? » Céline haussa les épaules. « Il s'habillait ». Céline fronça les sourcils, l'amie n'y prêta pas attention. Céline développa. « C'est toi qui m'as dit que tu préférais me voir nue...Je veux dire qui préférait ne pas me voir habillée, parce que sans le visage, tu trouvais ça plutôt effrayant ». L'amie en convint, sans lâcher son idée. « Le visage, on pourrait en inventer un ». Céline avait tout ce qu'il fallait pour ça.
Un après-midi plus tard, le résultant était probant. Céline disposait d'un masque convaincant, sinon joli, pour couvrir ce que les vêtements laissaient à nu. Un peu de pâte à modeler et deux mètres de pansement avaient suffi pour faire un masque potable. Un foulard cachait l'absence de cheveux. Après avoir retrouvé sa maison, Céline renouait avec la consommation. Malgré son envie la carte bleue ne vira pas au rouge. A la première page du journal intime qu'elle tint entre son premier baiser et son mariage elle avait écrit « Il n'est de bonheur véritable que durable ».
C'est au cœur des harmonies les plus établies que se niche ce que d'aucuns appellent ver et qui n'est bien souvent qu'un paradoxe. Céline se sentait sexuellement comblée et s'en trouvait de plus en plus troublée.
Et pourtant. Fini les grognements, la fatigue perpétuelle, le coup du chapitre à terminer ou le coïtus debandatus horribilis. François la désirait de nouveau, la baisait avec ardeur. Une épaisseur de vide sous lui quand il montait sur elle le déconcentrait bien un peu. Qu'importe, ils abandonnaient sans remords le missionnaire pour d'autres suaves rivages. Céline jouissait, Céline revivait.
Il faut dire que cette victoire n'avait pas été acquise sans effort. Dès l'intrusion de l'invisible dans leur couple, tout leur accord sexuel jusqu'à alors réglé comme une pendule ancienne s'était évanoui pour laisser place à une sorte d'apprentissage laborieux, une deuxième lune de miel bizarrement conformée. Céline connaissait son homme par cœur, lui la découvrait à tâtons. Et de se plaindre du manque qu'on éprouve à serrer une femme invisible, de la frustration d'être privé de la vue de son plaisir à elle qui faisait monter son désir à lui, et du manque glaçant de ses gémissements sous le bonheur qu'il lui donnait.
L'affaire serait partie en eau de boudin, s'il n'y avait eu une volonté aussi obstinée qu'aimante et quelques suggestions simples, bien souvent improvisées, dont la plus efficace fut sans conteste de jouer l'aveugle. François ferma les yeux et les ferma encore, jusqu'à ce que ses sens s'ouvrent réellement à cette symphonie dont la vue n'était qu'une ligne mélodique parmi d'autres. Il put bientôt montrer combien il avait appris, compris et joui de ce que la vue lui cachait. Une belle nuit, il finit même par ouvrir de nouveau les yeux, sans que cela ne nuise à son nouveau savoir.
Mais du fond du lac de montagne lentement le serpent remontait, s'accrochant aux saillies les plus vibrantes de ce bonheur retrouvé. Peut-être la nature humaine a-t-elle horreur du plein bonheur comme la Nature a horreur du vide. Peut-être François laissa-t-il filtrer quelques imaginations peu concentrées sur son épouse. Peut-être la sensibilité de Céline farfouilla-t-elle dans les tiroirs secrets de son homme, jusqu'à y trouver une créature dont le prénom et la plastique ne lui appartenaient nullement...Évidemment, elle aurait dû laisser le soupirail clos et profiter de la clarté de leurs nuits.
Elle se rappela quelques jours antérieurs, qui n'étaient pas si éloignés, où elle ne se voyait plus dans les yeux de François, qui profitait pourtant d'elle toute entière. Elle aurait pu refermer le tiroir mais toute sa lucidité lui commanda de ne pas décider dans un sens où dans l'autre. Elle continua à s’abîmer dans leur nouvelle relation, s'y adonnant même avec un surcroît d'amour, de désir incandescent, jusqu'à laisser François épuisé, incapable de penser à autre chose qu'au sommeil.
Bien enclose dans sa cage sombre, l'inquiétude eut tout loisir de grandir. Ce fut une période étrange, une espèce d'été indien qu'ils traversèrent tous deux. Il finit exactement la minute où Céline demanda à François s'il se rappelait, avant. Il lui sourit, lui qui ne souriait plus guère avant. Oh, comme il avait évolué !.. « Je n'étais plus vraiment ta venus, tu te souviens ?... » Il hésita et son visage se détourna. Il répondit, enfin. « Avant, c'était avant. Tu imagines le chemin que nous avons parcouru ?...Je t'aime ». Naturellement il ne vit pas qu'elle se mettait à pleurer. Sans répliquer, elle posa sa main sur sur cet homme qu'elle aimait, sur ce corps qui l'aimait avec tant de vigueur depuis quelques semaines.
Quelques jours plus tard, elle revint à la charge en lui rappelant qu'elle n'avait rien perdu de ses kilos et que ses seins n'avaient pas remonté le temps. Il grogna, simplement, et après un baiser lui tourna le dos pour dormir.
Le lendemain matin, le miroir de la salle de bains se chargea de rappeler à Céline qu'elle n'avait pas changé.