Il faut dire que Céline était une bonne nature. Elle avait conclu un mariage adéquat après un nombre raisonnablement restreint d'amants et assez d'études pour ne passer pour la cruche du coin, sans être rangée dans les cérébrales et autres remèdes. François, l'élu, parlait peu mais toujours à propos. Au lit, il ne dérogeait pas à sa règle. Bref, un bon parti, sur dix années.
Vingt ans plus tard, il parlait dans les grandes occasions et ne dérangeait plus sa femme que pour lui souhaiter bonne nuit. Il tolérait qu'elle lise pendant qu'il dormait, elle supportait ses ronflements avec deux boules de plastique profilé au fond des oreilles.
Céline classait l'érosion dans la catégorie des phénomènes intangibles, donc inexistants. Elle ne voulut pas non plus reconnaître ce qu'elle vit dans la vitrine du fleuriste, à cent mètres de l'appartement. Rien. A peu près inconsciemment. elle ralentit et tout aussi inconsciemment baissa la tête sur sa poitrine, lissa sa jupe, avant de passer devant la vitrine du libraire. Exactement rien. Elle trembla, lentement s'immobilisa, puis pivota et refit les six mètres d'espace devant ce verre réfléchissant qui ne songeait pas à lui renvoyer ce qu'on lui avait toujours accordé sans restriction, son image.
Elle leva les yeux au ciel. Il était quatorze heures, l'équipe du matin, avec elle, avait fini son service depuis depuis douze minutes. Comme chaque fois depuis quinze jours le soleil saluait presque à la verticale. Bon dieu !..Elle passa une nouvelle fois toute rougissante devant cette vitrine tordue. Et s'arrêta. Elle devait être là, au milieu des livres. Une silhouette avec des épaules fortes et le pendant de la blouse qu'elle avait gardé sur elle comme toujours, avec le gonflant du blouson qu'elle mettait par dessus. Rien. Il n'y avait aucun reflet, mais quel monde était-ce ?! Elle leva un bras, puis l'autre. Finalement, tout était rigoureusement anormal puisqu'elle-même ne se voyait absolument pas malgré les aller-retours éperdus de son regard entre la vitrine et son corps. Pas un de ses jolis ongles joliment repeints le matin, pas un atome de cette peau que François continuait tout de même à baiser avant de se retourner sur son oreiller, ne se montrait à elle. Elle caressait son bras et ses cuisses alternativement. Ils se réchaufferaient bientôt, bientôt ils rejoindrait le monde de la lumière, le monde des vivants, n'est-ce pas ?...Un homme passa et lui marcha sur le pied. Elle hurla et s'enfuit. L'homme pesta contre les trottoirs bosselés et les élus du peuple qui se remplissent les poches.
La porte de l'appartement refermée, elle s'abîma dans le silence puis se réfugia sous une douche. Le shampoing l'apaisa. Elle le regardait suivre d'invisibles inflexions sur son corps absent et tout doucement coula dans son esprit l'évidence, car il fallait accepter la réalité sans lui demander ses papiers. Invisible. Elle était invisible. Elle se sentit beaucoup mieux, tout-à-coup.
Il n'existait aucun remède connu pour ce genre de maladie, pour autant qu'elle le sache. La télé n'avait jamais rien dit là-dessus. Quelque part, elle était morte au monde. Fini les soucis de garde-robe et les régimes dissociés, fini la surveillance de l'infirmière en chef. Fini le regard de François quand elle revenait de la salle de bain en pyjama pour s'enfouir dans ce lit où il était déjà.
Plus qu'invisible, disparue. L'homme dans la rue ne s'était pas retourné quand elle avait crié sous le poids de son pied. Un tremblement la secoua, une larme tomba.
Sans être sombre, Céline était grave. Une âme simple mais profonde comme un lac de montagne. D'autres auraient déjà listé les endroits où on trouvait de l'argent en quantité et ceux à qui ils allaient pouvoir rendre avec intérêts les sales coups qu'ils leurs devaient. Céline pensa à ses enfants, pour conclure rapidement qu'elle ne leur manquerait qu'un peu plus, c'est-à-dire très peu, vu qu'ils étaient déjà bien engagés dans leur vie et assez occupés par eux-mêmes pour ne l'appeler que les années bissextiles. Mais François, il restait François, ce pauvre François qu'elle aimait bien plus qu'on n'aime une bête, quoique l'attachement qui les liait touchât au rapprochement sentimental entre rémora et requin, sans qu'elle sût, maintenant, qui était qui.
Elle sentit une moiteur l'envahir et les mains de son homme la pétrir presque, ses grosses mains pataudes aux doigts plus habiles qu'ils ne le paraissaient.
Pourquoi elle ? Qui avait décidé ce tour minable ? Dieu ?..Elle n'avait jamais volé un euro à quelqu'un si ce n'était dans le porte-monnaie de maman ! Elle n'avait jamais couché ailleurs, et le neveu elle n'y pensait pas vraiment, il était trop jeune avec ses yeux de puceau et sa peau fine comme celle d'une fille. Aussi bien, elle dormait. D'ailleurs c'est impossible d'être invisible, c'est donc que ça va disparaître comme c'est venu.
Elle fonça dans le cagibi attenant à la cuisine et prit balai et serpillière, François n'allait pas tarder à rentrer.
Comme d'habitude, il rentra. Il la chercha, l'appela, se mit à lire puis alluma la télé en buvant un grand whisky, le bon prétexte. Quand il saisit le téléphone, elle souffla « Chérie ». Il ne lâcha pas le téléphone. Mamie ne savait rien. Il se mit à tourner dans l'appartement. Elle s'interposa. Il la heurta. Enfin !...Il s'évanouit.
Elle se jeta sur lui et l'embrassa en riant, sans réaction notable. Il avait toujours eu le sommeil lourd. Elle réfléchit une seconde assise sur lui, en proie à une excitation inattendue, avant de se lever et de saisir un bout de papier et un stylo. Le stylo enfila des phrases à toute vitesse.
Sa peur calmée, François posa une de ces questions dont les hommes ont le secret. Le papier répondit « touche-moi ». Toujours pas convaincu qu'il s'agissait bien d'elle. Ils en passèrent par les questions secrètes. Question pour une championne, il ne manquait plus que la caméra. Céline riait en traitant avec amour et délectation son mari de gros bœuf.
La vie s'organisa, on vit bien avec des siamois ou des aquariums pleins de serpents.
Fin de la première partie