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Nicolas Bouchaud ou l’acte de montrer.

Publié le 08 mars 2012 par Pigiconi

En prêtant sa voix etson corps aux textes de Serge Daney, critique de cinéma, et profondémenthumaniste, Bouchaud réalise une étonnante performance de comédien… d’acteur. Unebelle leçon que cette « Loi du marcheur », mise en scène par EricDidry.Fidèle au TNB, fidèle à Sivadier, Nicolas Bouchaud est unebête de scène. Il sait en imposer. Et parfois même lui arrive-t-il d’en imposerpar une épreuve de force qui lui fait habiter l’espace du plateau de tellesorte que, ses partenaires usent de la même force et des mêmes stratagèmes (etdans les spectacles de Sivadier, l’excellence est bien là : tous jouent aumême niveau, avec la même énergie, et tous sont alors capables de se mesurerles uns aux autres).  Il n’en eststrictement rien ici, et, s’il en impose ici, ça n’est pas par la force, maispar la poésie (poïesis) d’un monde commun.Si Daney se disait volontiers passeur, Bouchaud l’estincontestablement. Individuellement d’abord – le corps de l’acteur : il nes’agit pas seulement d’adresser ; il prend par la main et nous invite trèsdirectement à regarder, à écouter, à éprouver, comme dans une confidence, unentre-deux où un Nous est institué par cette complicité qu’institue l’acte demontrer (acte de montrer que le souci de faire voir – la télévision – à partird’une grille de programme qui satisfait la demande d’audience déjoueabsolument). Prenant par la main, il ouvre sur un ailleurs, sur un espace-tempset une durée qui, pour être partagés, supposent que nous nous démettions de nosprésupposés de spectateur, que nous nous laissions embarquer.  Mais c’est un pari ! Et comme tel, leTout et le Rien sont bien ces extrêmes qui nous rendent, Lui comme Nous, vulnérablesà l’ennui. Or ce pari est gagné, individuellement d’abord, je disais, parce quecette vulnérabilité du corps de l’acteur est, dans l’acte de montrer, délibérémentassumée [ notamment : ces moments où l’éclairage de la salle et de lascène se confondent ; cette mise en ordre inaugurale des éléments (lachaise, la bouteille de whisky, le cendrier, les cigarettes) comme s’il s’agissaitd’une mise en ordre des pensées, mais tentative que l’on sait aussi vaine qu’artificielle ;cette façon de sur-jouer Wayne dans RioBravo ; etc.] . Ce qui n’a rien à voir avec le Bouchaud précédent quej’évoquais, et à tout à voir, non avec un Bouchaud nouveau (renonçant tout àfait à l’ « ancien »), mais avec un comédien dont l’exigence estde pouvoir/savoir se renouveler. Assumée, parce que c’est ensuite un passeur, notamment dutexte. Avec toutes ces hésitations, avec tous ces temps suspendus, avec toutesces interpellations qui font bien prendre conscience que c’est le même mondeque nous partageons (la séance de constitution des listes de films « incontournables »,« jamais vus », « qu’on ne peut raconter mais qui sont à voir »,etc., correspond bien à ce projet de « passage »). Mais passeuraussi, parce qu’il y a une exigence d’en dire plus que les simples mots quifrappent aux oreilles. Le discours s’approfondit, se précise ; lesprincipes s’affinent ; les articulations en explicitent le contenu ; lesleçons s’énoncent… En cela, c’est bien à une démonstration, à une leçon de vieque nous assistons. Mais qu’on ne s’y trompe pas : Bouchaud/Daney nedisent rien qui, privilège de la prise de parole, s’énoncerait dans/par l’autoritéde celui qui tient discours. Autrement dit, il n’y a aucun effet performatif (etd’une certaine manière, le théâtre – ce n’est pas pour en amoindrir l’effet –en a bien besoin, s’il veut s’adresser à, et instituer et rendre crédible sonpropre espace). Pas plus qu’il ne s’adresse à nous, à travers une histoire déjàécrite. Non ! Cette démonstration, cette leçon, c’est celle que nousécrivons, Bouchaud/Daney et nous autres, dans ce monde-ci. Et alors,  il nous devient plus facile d’en entendre, d’encolporter la critique, tout particulièrement celle qui frappe les productionsmédiatiques de nos imaginaires atrophiés. Et là encore, le pari est gagné !Et peut-être même plus ! Je ne connaissais pas Daney. Ne l’avais jamaisentendu parler. Ne l’avais jamais lu. Et, là, j’y découvre quelqu’un qui, quandil critique la médiatisation du monde, le fait avec une force conceptuelle et éthiqueque la critique plus à proprement parler politique (je pense à Bourdieu,notamment, mais aussi à celle qui, devenue de plus en plus convenue, devient unleitmotiv pour qui veut se faire entendre du plus grand nombre et ne parvient à« exister » que dans la posture de la critique des médias) neparvient plus nécessairement à déjouer – au sens où, alors, cette critiquepolitique rate sa cible. Et efficace, sans être magistrale – dogmatique –, la distinctionentre « rendre visible » et « l’acte de montrer » est, ici,non seulement à entendre, mais à éprouver. D’autant que cette distinction estelle-même redoublée de celle du langage : celui d’un monde lisse qu’onveut nous faire voir et une sorte de langage de soi, que les codes sociauxpourraient vouloir faire taire, ou considérer comme inexistant, inessentiel etsans « droit de cité » [c’est Daboville, qui, arrivé sur la terreferme après sa traversé de l’Atlantique, bredouille à un journaliste, l’interrogeantsur les raisons de son entreprise, évoque l’orgueil comme la principalemotivation de son projet, et qui, deux mois plus tard, remis de ses émotions,face à PPDA, retrouvant le langage convenu, ne parle plus que de son rêve d’enfantqu’il a pu réaliser, nous invitant tous à réaliser les nôtres].  Et s’il y a une ode au cinéma, c’est bienparce qu’il ya cette possibilité de revisiter une langue que nous pourrions,alors, sous l’effet des conventions [la charité médiatique en est une, et Daney,malade du SIDA, jugeant odieuse l’idée d’un Sidathon] avoir perdu.L’acte de montrer n’est pas alors celui d’en imposer,plus qu’il n’en faut et qu’il ne serait raisonnable de vouloir. Mais acte demontrer parce que ce qui se joue alors, c’est bien une façon de renouer avecsoi, dans un monde commun. Dans un monde du Faire-commun. La chose sur scène(là, un briquet rouge), mise en lumière, n’est rien d’autre qu’une histoireentre-soi, entre Vous et Moi, entre Nous, et une Leçon que nous pouvons nous adresser.Bouchaud/Daney nous y ont admirablement invités.

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