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Réflexions sur l’enluminé numérique (avec un peu d’histoire et d’art dedans)

Publié le 09 mars 2012 par Paumadou

Après quelques échanges entre La Dame au Chapal et The SFReader sur twitter, et la lecture de ce billet-ci (merci The SFReader), j’ai eu envie de développer la thématique du livre augmenté numérique comme sorte de livre enluminé des temps modernes. Il va se glisser aussi quelques réflexions de Karl Dubost (La Grange) parce qu’en attendant mes séances chez le dentiste, j’ai ENFIN le temps de lire sans être dérangée par la marmaille L’Ange comme extension de soi chez Publie.net, et que bien des préoccupations se recoupent étrangement, pour moi, depuis deux jours…

Réflexions sur l’enluminé numérique (avec un peu d’histoire et d’art dedans)

Les faits tout d’abord

Tout est parti de la réflexion de l’éditeur (ou de la maison d’édition) qui commercialise L’herbier des Fées pendant une conférence à Demain le livre (journées d’études sur le livre et son avenir à Paris, à laquelle je n’ai pas assisté)

Le volume de vente du livre était de 1000 exemplaires, le seuil de rentabilité était de 5000-8000. Seuil énorme, surtout dans le numérique français actuellement !

Certes c’est un travail magnifique et un très beau livre d’après ce que j’en ai entendu dire, mais, ça reste pour moi, une aberration commerciale : investir à perte dans un projet numérique n’est pas une bonne chose.

Je pense également à Ah ! d’Emma Reel qui, pareil, n’est pas encore arrivé au seuil de rentabilité.

The SFReader m’a fait remarquer qu’un livre numérique a l’avantage de pouvoir rester indéfiniment sur les rayonnages, sans coût supplémentaire. C’est vrai effectivement (je ne compte pas les coûts de stockage-serveur qui sont rentabilisés sur la « masse » et donc très faibles pour un seul livre), mais si le terme de rentabilité (c’est-à-dire le temps mis pour juste rentrer dans les fonds dépensés pour la création du livre) est de plusieurs années, c’est autant d’années pendant lesquelles, l’entreprise est « Ã  découvert ».

En fait, ça peut fonctionner pour un livre ou deux, pour un éditeur traditionnel qui fait « sa marge » sur les livres papiers. Mais est-ce avec un livre ou deux qu’on construit un catalogue conséquent ? Est-ce avec un livre ou deux qu’on attire le lecteur ? Non. Il faut sans cesse renouveler les titres, attirer le lecteur et donc lui offrir plusieurs dizaines de livres. C’est donc autant d’investissements à perte, et ce pendant de nombreuses années, avant d’espérer un bénéfice (si celui-ci arrive jamais).

La question de l’Enluminé

Vient alors la question du livre enluminé : L’herbier des Fées est un livre magnifique, mais hors de prix. A l’image des livres enluminées du Moyen Âge, il a fallut du temps et des investissements conséquents pour le réaliser.

Le billet de Bruno Rives sur l’Enluminé Numérique pose la question de savoir si de tels livres sont voués à la disparition pour cause de coût. Je pense que la question est mal posée, parce que l’auteur du billet part du principe que les livres enluminés s’acquéraient comme les livres imprimés d’aujourd’hui. Ce qui est une hérésie (pour reprendre l’image de la bulle papale

Razz
)

Au moyen âge et même dans les premiers temps de l’imprimerie, un livre était un objet précieux et unique : une oeuvre d’art. Conservés dans des bibliothèques par des moines, il sortait peu de cette sphère. Sauf à l’occasion d’une commande royale/ducale/princière… grassement payée avant réalisation du bouquin (ou alors après mais en conséquence du travail fourni). Bref, le livre enluminé n’entrait pas dans une économie de marché élargi : c’était réservé à une élite qui avait les moyens de se les payer, réalisé par des artistes qui se nourrissaient de peu, étaient logés et nourris en communauté. Le livre enluminé servait à faire vivre le monastère, en plus des dons et des offrandes. Bref, le livre enluminé du Moyen Age était une oeuvre d’art payée en conséquence.

Au début de l’imprimerie, les premiers livres imprimés étaient plus chers que les livres manuscrits. Ils étaient destinés au même marché : riche, cultivé et prêt à payer le prix pour avoir à montrer sa richesse plus que sa connaissance. L’imprimerie n’est devenu accessible qu’à la fin du 18ème siècle… et vraiment populaire qu’au 19ème (et les journaux à épisodes… le volume-livre lui n’était toujours pas abordable pour tous). Entre temps, pour avoir un livre, il fallait payer cher.

Réflexions sur l’enluminé numérique (avec un peu d’histoire et d’art dedans)

L’Enluminé Numérique peut-il exister ?

La question que pose Bruno Rives est mauvaise : il voit déjà la disparition de l’enluminé numérique alors qu’il ne s’est pas posé la question de son existence. Le bébé est né, il est fragile, il ne passera pas l’hiver. C’est pessimiste et montre qu’on a peut-être pas envie de le voir vivre, ce livre… ou on trouverait les moyens de le sauver !

Je pense très sincèrement que le livre augmenté de manière originale et créative peut avoir un avenir, il peut devenir le livre enluminé du 21ème siècle. Mais personne ne réfléchit à la base de tout cela : le financement.

Au moyen age, on ne se lançait pas dans la copie et l’enluminure d’un ouvrage (qui durait plusieurs années et occupaient plusieurs moines à temps plein) sans être sûr d’être payé ! Une donation annuelle, une somme précise, le don de terres, de droits, de prérogatives… il existait beaucoup de moyens de financer les manuscrits.

De nos jours, pour l’édition, on ne pense plus qu’en économie de marché, en seuil de rentabilité. Normal, l’édition est devenue une entreprise comme une autre avec ses salariés, ses charges sociales, ses risques, ses investissements, ses pertes, ses bénéfices. Rien d’anormal alors à concevoir le livre numérique comme un produit à rentabiliser.

Le livre imprimé n’a pas sonné la mort du livre enluminé, c’est plutôt la société qui en est venue à bout : une nouvelle mentalité, la popularité grandissante de l’accès à la culture, à l’alphabétisation, etc. L’objet livre s’est désacralisé, dés-art-isé (il est sorti de la sphère de l’art) pour devenir accessible… ou plutôt pour rendre le texte accessible. Le livre popularisé, les mécènes n’avaient plus intérêt à investir dans des livres « uniques » et hors de prix (ils ne s’en sont pas totalement détournés cependant : on trouve des collections de prestige du type de la Pléiade, on a vu certains auteurs être payé par des mécènes pour écrire – là, j’ai un auteur américain dont le nom m’échappe…),  S’il s’agit juste de mots, pas besoin d’enluminure, un bête ePub plein texte fait parfaitement l’affaire. Ce n’est plus un objet d’art fabriqué à un seul exemplaire, relié à la main, soigné artistiquement.

La réfléxion est très juste : dans un contexte commercial, dans un contexte entreprenarial comme celui de l’édition actuelle, un livre « enluminé » numérique n’est pas concurrentiel ! Il ne peut pas exister !

Et pourtant si on y réfléchi, le livre enluminé peut trouver sa place ! Où ? Et bien dans le monde de l’art numérique ! L’art numérique est assez peu connu du grand public, mais il existe. Comme n’importe quel marché de l’art, il possède ses artistes, ses vendeurs, ses côtes, ses prix.
On pourrait très bien imaginer le développement du livre numérique enluminé dans un cadre de mécénat, de commandes, de réalisations artistiques. L’enluminé numérique serait alors capable d’avoir une vie, d’innover, de créer… non pas en dehors d’une économie de marché (l’art a son économie comme n’importe quel marché, mais qui n’est pas tourné vers la rentabilité d’un « produit »), mais dans un environnement qui aurait les clients prêts à payer le prix juste pour celui-ci. Ce qui ne veut pas dire que l’oeuvre serait réservée à quelques uns, attention, les collectionneurs sont souvent fiers de posséder légitimement une oeuvre et de la montrer, il y a dans le mécénat et l’achat d’oeuvre d’art une dimension intellectuelle totalement différente de l’achat d’une machine à laver

Wink

Il est évident que les éditeurs actuels traditionnels ne peuvent pas créer et diffuser des livres numériques augmentés à la manière des livres enluminés du moyen âge, parce qu’ils sont dans un marché qui est totalement différent du marché dans lequel ce genre de livres pourraient pleinement s’épanouir.

Pour conclure (ou plutôt vous faire cogiter et réfléchir un peu plus) voici le lien vers un texte découvert dans L’Ange comme extension de soi (à lire, vraiment, c’est à la fois poétique et intellectuellement très stimulant – le genre de livre où on a envie de tout surligner, tant il y a à retenir ou réfléchir !) et disponible ici:

http://www.la-grange.net/2010/01/10/litterature-transition

(en illustration, des pages issus du manuscrit hyyyyyper connu sous le nom de Livre de Kells – si vous connaissez pas, il a inspiré le film d’animation « Brendan et le secret de Kells » – quoi !!! tu connais pas ?!!!!)


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