Inédit
Par Daniel Vuataz
Sur le siège bleu et vert, entourée de vitres noires, brillantes, il y a cette fille, treize ou quatorze ans en habits dépareillés. Elle utilise son téléphone portable tactile comme un miroir – je pense qu’il doit y avoir une nouvelle application qui permet de se filmer et de se voir à l’écran en même temps (c’est donc un faux miroir qui produit une image qui n’est pas inversée… l’impression doit être dérangeante) – mais la fillette n’a pas l’air de s’en émouvoir : elle sort sa langue, un gros escargot rose et blanc, et la manipule entre son pouce et son index. Au centre de la chair de la langue, sur la tranchée médiane, il y a une petite boule argentée emballée de salive. La fille tire sur sa langue avec ses doigts et la tortille dans tous les sens, penchée sur son téléphone-miroir, pour observer les rougeurs. Selon comment elle tourne et tend le muscle, on voit apparaître le trou : la perce encore lisse et la barre fine de métal qui se finit, sous la langue, par une autre boule argentée. La fille, de toute évidence, ne parvient pas à s’observer l’infection comme elle le voudrait ; elle fait de grands efforts, la bouche ouverte, on peut entendre les bruits de ses doigts contre l’intérieur de ses joues et de son palais. Au bout d’un moment, la fille se tourne vers la vitre noire et essaie de s’en servir comme d’une glace, mais le métro s’arrête net car on arrive à Ours. La fille referme sa bouche devant les gens amassés sur le quai. Elle prend, dans un petit cornet de papier kraft posé entre ses jambes, une boisson sur laquelle un grand M jaune s’étale sur fond de carton blanc. Elle place la paille transparente lignée de rouge dans sa bouche. Ça fait un bruit de glaçons, de plastique serré. La fille grimace, pompe un peu du liquide, puis le garde dans ses joues, elle ne l’avale pas. Je crois que je suis le seul à avoir observé son petit manège de bout en bout, et par chance, à chaque fois qu’elle jète un coup d’œil à l’intérieur de la rame, j’ai le temps de regarder ailleurs – elle n’est pas très rapide. Je me demande depuis combien de temps elle se farcit cette infection sauvage. Sur sa boisson, il est écrit, en grosses lettres circulaires : Refresh yourself.
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Croisettes. Elles sont assises en face de moi, au visage un sourire de travers et des yeux se lançant des signaux qui veulent dire qu’elles sont les seules à savoir ce qu’il y a de si drôle. Elles pouffent dans des moufles et des mitaines bohème de grosse maille tricotée à la chaîne dans des usines allemandes. L’une est brune avec sur les cheveux un bonnet très étudié. Elle a un sac en toiles de camion. L’autre, brune à cheveux très courts, porte au nez une de ces paires de lunettes à gosses montures brunâtres et verres flous grossissants, comme on n’en voyait plus que dans les séries américaines des années nonante, mais que, depuis quelques temps, avec un peu de retard sur New York, Berlin ou Zurich, on retrouve chez toutes les citadines branchées, même celles qui n’en ont pas vraiment besoin : « Bonjour monsieur mon opticien, auriez-vous encore de ces grosses binocles ridicules que porte ma tante sur ce polaroïd, s’il vous-plaît ? » Les deux étudiantes se passent une barre diététique au fromage et au sésame, s’échangent leur chewing-gum, ne se quittent pas des yeux. A Bessières, là où il y a le plus de monde pour les voir, elles se mettent à s’embrasser, attentivement, à petits coups de langues, de dents, de lunettes qui se touchent dans un bruit de plastique. Aucune des deux ne descend à la gare, et le métro, comme une rame sur deux à cette heure, repart dans l’autre sens.
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Il est jeune, je dirais l’âge de recevoir un diplôme, en manteau gris, écharpe et béret à pattes de poules. Les vraies pattes de poules, petites comme on n’en voit quasiment plus. Il lit l’Alcibiade de Platon dans une édition salie, désossée, et son signet est un flyers pour un concert de black metal. Ça ne m’étonne pas – ni personne dans la rame : ce métro vient de l’Université.
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Heinz Holliger : c’est donc une partition pour flûte traversière qu’il consulte dans le métro. Il a un pantalon à discrets carreaux beiges, trop courts quand il s’assied, un pull polaire retroussé aux coudes, des petites lunettes ovales et un duvet sur les joues et les tempes. Il tient serré contre lui son étui de cuir brillant. J’imagine l’instrument, cassé en deux, posé sur du velours bleu ou bordeaux ou vert-roi. Ses doigts tapotent la partition pendant qu’il regarde gravement les six dièses à l’armure. Dans la poche de sa polaire, un déodorant neuf.
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Je croise B. dans l’escalier glissant. Il monte et moi je descends. Au moment de choisir un côté pour croiser, il lève les yeux, son sandwich dans la bouche, et me remet. B. porte un sweat-shirt de football américain sur un training ample brodé d’un 77. Une médaille octogonale bouge à son cou. Il m’explique en me serrant la main la gauche – il ne lâche pas son sandwich – qu’ils viennent d’être sacrés champions romands et qu’ils sont venus fêté ça ici : il y a ce grand type brun-roux qui le rejoint, me salue de la tête. Il a la même médaille que B., mais la sienne dépasse de son polo blanc (je le reconnaît : c’est l’ex de cette fille à qui j’écrivais, à 11 ans, des lettres auxquelles elle répondait d’une façon que je ne pouvais pas comprendre, on se signait de petites phrases en allemand, je ne lui ai jamais reparlé). B et le type costaud gravissent quelques marches, continuent à me parler, je leur dis que David s’est coupé les cheveux à Atlanta, ils me disent qu’ils l’ont vu en photo, que c’est fou, que ça le rajeunit, on se sépare en riant très artificiellement. Je sors une thune et me dirige vers la brune au comptoir. Elle a une queue de cheval qui sort de l’arrière de sa casquette. Priscille – c’est écrit sur son badge – me demande si je veux un sachet, je fais oui, elle me tend le paquet brun et chaud. Je sors dans l’air froid. A la gare, B. et son gros ami sont sur le quai d’en face, pour la direction opposée. Ils enfilent leurs sandwichs et leurs frites et boivent à grosses gorgées en se parlant, assis sur un banc en métal noir, et c’est obscène parce qu’ils se trouvent – sans le savoir – devant une affiche de format mondial montrant une petite fille squelettique à côté d’un numéro de compte postal. On se salue de la tête. Je me retourne pour voir mon affiche, conscient du danger . Il y a aussi une petite fille. Mais blonde, celle-ci, et bien joufflue devant sa meule d’emmental.