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Le "jeu du foulard" : instinct de vie ou pulsion de mort ?

Publié le 17 mars 2012 par Sebastienjunca

Mes quatre années passées au lycée (de 1983 à 1987) ont été riches de rencontres et d’expériences nouvelles. Le seul fait, pour le jeune rural que j’étais, de me retrouver pensionnaire dans un établissement de plus de deux mille élèves, et à fortiori dans une grande agglomération, n’était pas une petite aventure. Pour moi, fils unique qui n’avait encore jamais quitté le giron familial et ma petite bourgade, c’était une première expérience de taille.

Fragments autobiographiques.

Comme beaucoup de jeunes en pareille situation, j’eus tôt fait de nouer mes premiers liens avec d’autres nouveaux arrivants aussi impressionnés et inquiets que moi, mais sans aucun doute plus délurés. Ce fût aussi pour nous l’âge de nos premières épreuves de type « initiatique ». En effet, certains anciens de l’internat eurent tôt fait de nous préparer psychologiquement à notre premier bizutage en règle. Nous savions désormais qu’un de ces prochains soirs nous ne pourrions échapper à ce qu’ils nous préparaient et dont la perspective à elle-seule tenait une bonne part dans l’épreuve elle-même. Notre destin était scellé. En fait de bizutage, l’épreuve ne fut pas si terrible que cela. Même si des faits identiques peuvent, selon la sensibilité et l’histoire de chacun, être très différemment vécus. Nous nous en sortîmes avec un peu de peinture dans les cheveux, mais surtout un amour-propre égratigné. Nous nous remîmes assez rapidement de cette « initiation » avec le sentiment d’avoir subit « l’épreuve du feu », mais surtout, de mériter désormais notre entrée dans le saint des saints : la communauté des internes de mon lycée.

Bien sûr, il faut comparer ce qui est comparable et bien des bizutages n’ont de tel que le nom. Ils sont malheureusement, et de plus en plus souvent le prétexte, pour les plus anciens, à se livrer à toutes sortes de perversions, tortures ou harcèlements. Autant de possibilités de laisser libre cours aux désirs les plus noirs, aux tendances les plus inavouables.

On peut d’ores et déjà noter qu’à la différence des rites initiatiques des sociétés traditionnelles, ceux pratiqués par notre dite « civilisation » ont le plus souvent recours à l’humiliation. Quand les peuples premiers ont pour unique objectif de valoriser la personne à seule fin de l’intégrer sur un pied d’égalité ; la civilisation quant à elle, se charge de ravaler l’ « initié » au rang le plus inférieur. La compétition commence, qui n’aura de cesse d’un bout à l’autre de nos existences modernes.

Passée cette première épreuve, nous nous attachions, mes camarades et moi, à trouver au fil des mois de nouvelles formes de défis, de sources d’émotions qui étaient autant de façons de nous mesurer les uns aux autres. Un soir, l’idée nous prit de nous pendre au rebord d’une des fenêtres de notre chambre. Notre dortoir se situait au quatrième étage du bâtiment. Chacun notre tour, nous enjambâmes précautionneusement le bord inférieur de la fenêtre. Puis, fermement cramponné au rebord de bois, nous devions de la sorte laisser pendre notre corps de tout son long l’espace d’une ou deux secondes. Ainsi fait, nous remontions, sans trop tarder, à la seule force des bras, mais toujours assistés de deux de nos camarades. L’excitation était grande. La brise légère et la nuit où scintillaient les lumières de la ville ne faisaient que rajouter à notre ivresse. Avions-nous conscience du danger ? Oui ! Même si, à cet âge, on est loin de soupçonner tout ce qui peut bien arriver et qui échappe forcément à un adolescent de quinze ans qui a pleine confiance en lui, en la vie, et en sa bonne étoile. À notre échelle cependant, nous étions aussi prudents que possible, même si l’acte relevait d’une certaine inconscience.

C’est ainsi qu’au fil des mois nous multipliions les jeux dits « à risques ». Durant les cours de dessin et en l’absence momentanée de notre professeur, nous nous amusions à traverser la classe depuis l’extérieur sur une petite corniche, qui plus est légèrement pentue, d’à peine quarante centimètres. Nous mîmes cependant fin à cette expérience le jour où un autre élève voulut lui aussi prouver sa valeur. Le problème était, qu’en plus d’être notoirement mal dégourdi et toujours chaussé de santiags, il avait choisi un jour où la corniche était mouillée. Nous fîmes tout pour l’en dissuader... en vain. Nous étions morts de peur. Nous prenions soudainement conscience que le jeu, jusque-là sans conséquences, pouvait littéralement tourner au drame.

Pour en finir avec cette liste, non exhaustive, de faits mémorables et parfois déplorables, nous avions trouvé un moyen apparemment sans danger, de vivre des « états de conscience modifiés ». La méthode consistait en des évanouissements provoqués. Nous perdions ainsi connaissance deux ou trois secondes, guère plus. Lors de ces syncopes, les plus « chanceux » d’entre nous avaient quelque furtive hallucination. Il s’agissait déjà d’une des multiples variantes du tristement célèbre « jeu du foulard ». « Jeu » qui fait près de vingt jeunes victimes chaque année en France, sans compter les survivants dont les séquelles auront à jamais détruit l’existence et celle de leurs proches.

Les règles du « je ».

Toutes ces expériences, parfois plus folles les unes que les autres étaient autant de défis lancés à l’autorité, à la société, mais aussi et surtout à nous-mêmes. Elles étaient autant d’occasions de mesurer notre courage, notre audace, notre force physique ou morale. Autant de moyens d’évaluer notre capacité à résister à toutes les formes d’opposition ; depuis celle du corps physique, jusqu’à celle du corps social. Ces épreuves étaient, en tant que telles, autant de façons de consolider le noyau dur de notre petite communauté d’internes. Quoique nous nous voulions par-dessus tout libres, nous étions néanmoins fortement dépendants les uns des autres. Intimement liés et nourris de nos expériences à la fois individuelles et collectives.

Toute personne, fut-elle la plus indépendante qui soit, est nécessairement le fruit, le résultat de ses interactions passées ou présentes avec la société des autres individus. Nous n’existons que par notre contact prolongé avec autrui. Et quand bien même nous nous trouvions depuis des années sur une île déserte, abandonné de toute civilisation, nos pensées et notre mémoire en garderaient pour toujours les habitudes de vie et de pensée. Aussi, le plus misanthrope des hommes n’est encore lui-même que par le souvenir presque organique qu’il conservera, sa vie durant, de la société des autres hommes que par ailleurs, il s’attache à fuir. L’esprit de chacun est un esprit collectif. Mais si les sociétés, de quelque partie du monde que ce soit, contribuent dans une large mesure à façonner les individus ; ces derniers, rétroactivement et proportionnellement à leur personnalité, tendent naturellement à se singulariser et à s’affranchir des dites sociétés. A contrario, cette même singularisation passe par le besoin de reconnaissance et d’appartenance à une société nouvelle, parfois marginale, illégale, antisociale et contestataire.

Rituels d’initiation et de passage.

Le rite de passage ou d’initiation est la condition sine-qua-non à l’intégration de toute forme de société. Qu’elle soit tribale, moderne, officielle ou tout à fait officieuse voire illicite ; qu’elle se compose de trois ou quatre individus ou de plusieurs milliers ou millions. Le rite de passage est le moyen le plus ancien, le plus naturel en même temps que le plus répandu d’insertion sociale et de constitution de la société. Il serait d’une certaine manière au groupe ce que la sélection naturelle est à l’espèce. Il assure la cohésion de la société en même temps que la qualité du lien social qui la compose et dont elle participe.

Les sociétés traditionnelles ont depuis toujours compris l’importance des rites et des épreuves initiatiques. Il n’est pas de clan, de tribu, de communauté plus ou moins « primitive » qui n’ait ses rites de passage, ses épreuves physiques ou psychiques qui assurent à l’enfant (le plus souvent à l’adolescent) son entrée dans le monde des hommes et sa reconnaissance comme tel. Depuis des temps immémoriaux, les rituels d’initiation, ont été et son encore des éléments incontournables d’intégration, de reconnaissance et de valorisation de l’individu au sein des peuples premiers du monde entier. Autant de tribus, de clans, d’ethnie différentes ; autant de rites, d’épreuves et d’initiations variées sur le thème de l’effort physique, de la douleur, de la résistance au mal, de l’endurance et de l’exploration des limites du corps comme de celles de l’esprit. Que ce soit la circoncision ; les scarifications pratiquées par les hommes-crocodiles de la côte nord de la Papouasie-Nouvelle Guinée ; les sauts dans le vide attaché à une liane de la tribu Saa de l’île de Pentecôte ; la souffrance endurée sous les morsures de fourmis ou les piqûres de guêpes (certaines tribus de la région des Guyanes en Amazonie)[1] ou celle, non moins douloureuse, du tatouage traditionnel Polynésien et Maori ... toutes ces épreuves n’ont pour seul objectif que de permettre au jeune garçon ou à la jeune fille de prouver sa valeur, son courage, non seulement au groupe, à la communauté, mais encore et surtout, à ses propres yeux. Elles ont le plus souvent lieu à la puberté et marquent ainsi le passage de l’enfance à l’âge adulte. « Les cérémonies de l’initiation, nous dit Lucien Lévy-Bruhl, ont donc pour but de “parfaire” l’individu, de le rendre apte à toutes les fonctions d’un membre légitime de la tribu, de le compléter en tant que vivant, comme la cérémonie qui clos le deuil “parfait” le mort[2] ».

Dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, Émile Durkheim nous dit : « La douleur est génératrice de forces exceptionnelles. C’est par la manière dont il brave la douleur – essentiellement au cours des rites d’initiation – que se manifeste le mieux la grandeur de l’homme. Par là, il s’élève au-dessus du commun, du vulgaire, du profane. Au-dessus de sa propre nature. Il est dès lors effectivement plus fort que la nature puisqu’il la fait taire. De là relève son caractère désormais sacré et sa renaissance[3] ».

Qui ne se souvient, étant enfant, avoir fièrement exposé sa plus belle cicatrice, souvenir d’une chute de vélo mémorable ? Qui n’a jamais fait signer son premier plâtre à l’ensemble de sa tribu pré-pubère dans la cour d’école ? Ce plâtre, ce bras cassé, était non seulement l’emblème de notre intrépidité et de notre endurance face à la douleur. Ils étaient en même temps les marques, les symboles matériels de la reconnaissance de la microsociété de nos camarades de classe ou de notre « bande ».

Ce que les sociétés tribales ont su conserver en dépit des assauts répétés de la civilisation ; cette même civilisation s’en trouve aujourd’hui cruellement dépourvu. La quête identitaire à laquelle chacun, depuis l’enfance, se trouve nécessairement confronté, ne trouve que difficilement les moyens de s’accomplir. Avec la modernisation de nos sociétés hyper-technologiques et la progressive disparition des fêtes du folklore régional, la jeunesse peine à exprimer les forces primitives qu’il lui faudra dompter et sculpter. Car les fêtes traditionnelles, à l’instar des rites de passage des peuples premiers, étaient autant d’occasions pour l’adolescent de mesurer sa force, son ardeur, et de gagner sa place au sein de la communauté ainsi que le respect de tous.

Car point n’est besoin d’aller chercher sous d’autres latitudes, vers d’autres continents plus exotiques ce que la vieille Europe elle-même a de tous temps connu. De l’Antiquité jusqu’à la plus récente époque, le vieux continent à lui aussi pratiqué les rites d’initiations les plus variés. La Kryptie, à Sparte, était une période durant laquelle les jeunes gens étaient livrés à eux-mêmes, en pleine campagne, ne survivants que par leurs propres moyens. L’Éphébie, à Athènes, était une initiation qui durait deux ans. La première année était consacrée à l’instruction des armes. La seconde, aux travaux importants de la cité. À l’issue de cette longue et difficile formation, l’éphèbe, s’il avait démontré son aptitude dans ces différents domaines, était consacré citoyen d’Athènes. Plus près de nous, le service national était encore, et d’une certaine manière, une de ces institutions qui faisait office, sans distinction aucune, de rite de passage pour tous. Sans pour autant être nostalgique de l’institution en tant que telle, force est d’admettre qu’elle était le lieu de transmission de certaines valeurs fondatrices, aussi bien de l’individu que de la communauté. Le scoutisme est encore une des rares institutions officielles à conserver cet esprit initiatique.

Aujourd’hui, la jeunesse dispose de moins en moins de moyens pour accéder à la reconnaissance sociale et surtout, à la construction de soi. Le sport lui-même, ne fait plus rêver que pour la gloire et l’argent qu’il verse aux plus célèbres de ses adeptes. La compétition sur fond de dopages, de parts de marché, de contrats de plusieurs dizaines de millions d’euros n’arrangent rien à l’image que le sport, de manière générale, véhicule au sein de la jeunesse. L’effort physique institutionnalisé est devenu un commerce comme le reste. Les remises de diplômes, autres formes de rituels modernes, ont perdu cet aspect cérémoniel qui, au-delà du lustre, jouait un rôle non négligeable dans les premières années de l’existence. Ce ne sont plus aujourd’hui que listes de noms ou chacun entame un long processus de dépersonnalisation sociale. Le baptême, la communion ou le mariage étaient il y a peu, des rites profondément ancrés dans la société. Aujourd’hui, leur fondement même, la religion, vacille sur ses bases.

Forces brutes et puissances affectives.

Tout est aujourd’hui centré sur la réussite scolaire et au-delà, professionnelle. Or, ces deux formes de reconnaissance sociales sont profondément insuffisantes. Elles ne permettent pas à tout un chacun, loin s’en faut, de s’exprimer et d’être reconnu. Ces deux formes de réussites ne sont bien évidemment pas représentatives de la valeur de chacun. Bien au contraire, les multiples rites initiatiques qui jalonnent le parcours sociétal sont autant de moyens de coercition et de répression du corps, de l’instinct et de la vie[4]. Les trois métamorphoses symboliques énoncées par Jacques Gleyse et Muriel Valette « décrivent un corps soumis de manière exacerbée à la “régularisation du monde”. Le système mythologique dans les trois cas est un ange moderne (élève, élève en EPS, sportif de haut niveau) extirpé de la chair. C’est à dire quelqu’un qui renonce à un corps pulsionnel, hédoniste, passionnel pour un corps instrumentalisé[5] ». De la même manière que la prison comme toute autre forme de sanction sociale ne prend en considération que certains critères en en méprisant beaucoup d’autres. C’est toujours le citoyen en tant que tel qui est « récompensé » ou « punit » ; rarement la personne. Mais une société ne se réduit pas à ses seules institutions. Elle est bien davantage. Sous ses aspects policés, elle n’est que forces brutes et puissances affectives et primitives que la culture, tel un squelette fragile, s’efforce de soutenir sinon de contenir dans ses formes les plus violentes.

La dévalorisation grandissante du travail, le manque de reconnaissance du mérite personnel ; les « affaires » et toutes les formes de vols pratiqués par les plus hautes classes sociales... tout cela ne fait qu’ajouter à la déconsidération sinon au mépris des valeurs fondatrices de la « civilisation ».

Se sentir fort ! Se sentir vivre !

Enfin, l’atmosphère grandissante de surprotection à la fois physique et légale de la personne interdit de fait à la douleur et à la maladie d’assurer leur rôle initiatique. Car aussi bénignes soient-elles, celles-ci sont autant d’occasions offertes à l’individu et au corps de se découvrir et par là même, de grandir. La maladie, la douleur, la mort elle-même n’ont plus droit de cité. Elles ont pourtant, et de tous temps, été les aiguillons permettant à chacun de se définir dans sa chair, dans l’espace et dans le temps. Dans Les Argonautes du Pacifiques occidental, Malinowski différencie les Européens et leur guerre à échelle industrielle et les Trobriandais. Il écrit : « pourtant, lorsque mille guerriers s’affrontent aux Trobriands, le bilan de la rencontre se chiffre tout au plus à une demi-douzaine de tués et au double de blessés. En revanche, quelle occasion magnifique de développer le courage personnel, la ruse, l’esprit d’initiative ! L’atmosphère de passion que provoque tout ce branle-bas de combat ne peut avoir que des effets bénéfiques sur la jeunesse à qui elle évite de s’enliser dans le train-train quotidien[6] ». Bien sûr, il n’est pas question ici de faire un éloge de la guerre.

Ainsi surprotégés, nous nous confortons dans notre enfance que nous nous efforçons tant bien que mal de prolonger ad vitam aeternam. Nos sociétés, en définitive, tendent de plus en plus à prolonger la vie de vieux enfants, plutôt qu’à construire celle de jeunes hommes.

Par cette difficulté grandissante à affirmer ses valeurs personnelles, une certaine jeunesse n’a aujourd’hui d’autre expédient que de recourir à ses propres codes, à ses propres rites d’initiation. C’est ainsi que livrée à elle-même, à cette pulsion de vie dont l’adolescence n’est pas une moindre expression, cette jeunesse en recherche et avide d’expériences se trouve à la merci de toutes les formes de déviances ou d’extrémismes. Qu’ils soient d’ordre politiques, religieux, communautaristes ou tout simplement comportementaux. Le manque croissant de repères stables, mais surtout crédibles sur le plan familial, social, religieux et culturel, ne fait qu’accentuer le phénomène de marginalisation du « rituel de passage » ou d’ « initiation ». La création de gangs, de confréries, de cercles, sectes et autres formes d’associations plus ou moins licites, sont autant de symptômes de la crise identitaire individuelle et collective. Le succès croissant des jeux vidéo de plus en plus proches de la réalité est un autre de ces signes. Mais ce ne sont là que mondes virtuels. Et nous sommes faits de chair et de sang. Or, c’est la chair et le sang qui doivent s’exprimer. Car si les moyens font aujourd’hui défaut au sein de nos sociétés hyper technologiques et technocratiques, les besoins restent irrémédiablement les mêmes. C’est ainsi que les différentes sortes de marginalisation, d’improvisation de « rituels de passage » ou d’épreuves dîtes « initiatiques » sont autant de sources d’accidents et de drames.

Les responsabilités.

Quant aux responsabilités, elles sont certainement plus d’ordre collectif qu’individuel. L’état n’est pas plus coupable que la famille. Car c’est bien la société, à travers son évolution et ses plus récentes mutations qui laisse de moins en moins de place à des rites de passage codifiés et reconnus comme tels. Ces actes, la société l’a enfin compris, n’ont rien de suicidaires. Ils sont, tout au contraire, l’expression d’une volonté de vivre, d’une puissance vitale débordante. Comme toute force démesurée trop longtemps réprimée, elle finit à terme par devenir destructrice. Les forces de vie sont aussi des forces de mort. Qui plus est, et considérant toute société comme un organisme à part entière, on imagine aisément ce qui pourrait résulter d’une telle contrainte à l’échelle d’une nation.

Comme toute espèce vivante, l’homme subit tout au long de son existence diverses métamorphoses qui marquent autant d’étapes dans son évolution, qu’elle soit collective ou individuelle. Chacune de ces mutations sont autant de morts et de renaissances successives qui doivent être consacrées et reconnues pour être efficaces. Lucien Lévy-Bruhl nous dit encore : « L’état d’intense réceptivité requis par les initiations est obtenu par les différentes épreuves physiques et/ou psychologiques qui vont jusqu’à faire croire à la société comme à l’initié lui-même, à une sorte de mort symbolique, passagère. État transitoire qui dans tous les cas doit aboutir à une renaissance sociale, communautaire. Bref, à une totale incarnation dans le monde des vivants. Toute initiation passe par une mort symbolique ayant pour fonction de dépersonnaliser le novice et de le faire s’incarner en une autre personnalité reconnue par le clan[7] ».

Les institutions d’hier ont perdu de leur efficace face à des individus qui ont profondément changé. Les rites modernes n’ont sans doute pas suffisamment évolué au regard des personnalités. Ces dernières années, sous la pression des sociétés en forte mutation, les rites de passage ou d’initiation sont devenus obsolètes. Ils ne répondent désormais plus aux besoins criant des corps et des esprits nouvellement constitués.

Si elles ne veulent pas se laisser déborder, sinon succomber aux puissances qui les animent, nos sociétés doivent sans tarder se réinventer. Pour ce faire, elles devront redéfinir les contours et les structures mêmes de leurs institutions, de leurs politiques et de toutes les formes de l’organisation sociale. Les élèves d’aujourd’hui, mais aussi les enseignants, les malades, les retraités, les marchands, les ouvriers, les artistes, les prêtres, les poètes comme les prophètes... les hommes en somme, ne sont plus ceux d’hier. L’incessante succession des métamorphoses qui font et défont tour à tour l’humanité et la vie marque une étape nouvelle. Nous sommes à cette époque charnière où les forces vitales tendent à déchirer l’enveloppe surannée qui désormais nous opprime et comprime nos plus profondes aspirations.

Quelles réponses possibles ?

En matière de rites d’initiation ou de rites de passage, certaines initiatives ont déjà vu le jour, et ce depuis plusieurs années. Le saut à l’élastique, par exemple et tous ses dérivés ne sont rien d’autre qu’une forme ancienne de rituel revisitée par nos sociétés modernes. Il est la transposition même du rituel de passage sous une forme moderne, encadrée, officialisée presque. Ce genre d’expérience, d’une grande intensité émotionnelle, affective et collective crée du lien social par l’émotion commune qu’elle suscite. Elle a le plus souvent lieu en présence d’un cercle de personnes restreint. Celles qui nous sont les plus chères ; les amis les plus proches avec qui on se sent la volonté de partager ce qu’on a de plus authentique en soi. En même temps, elles seront les témoins tout autant que les acteurs de notre propre métamorphose et de notre renaissance. Les stages de survie comme toutes les adaptations modernes de rites plus archaïques n’ont pas d’autre but que d’encadrer et d’institutionnaliser, autant que faire se peut, une demande affective individuelle, de toute façon incontournable.

De la même manière, il doit être possible de parvenir au même résultat concernant les rites d’initiation improvisés dont « le jeu du foulard » est un exemple parmi tant d’autres. Ce genre de pratique traduit un besoin plus individuel. Même si elle peut s’inscrire dans un désir de reconnaissance de la part du groupe, elle est avant tout l’expression d’une recherche de sens ; une quête identitaire qui vise à éprouver le corps et la conscience dans ce qu’ils peuvent apporter à la construction de soi et à la révélation d’une vérité profonde. Aussi, certaines techniques ou disciplines méditatives, psychanalytiques, sportives ou thérapeutiques (hypnose) ou l’accès à des caissons d’isolement sensoriel, doivent pouvoir être proposées. Elles sont autant de moyens de substitution qui permettraient aux « novices » d’avancer plus intensément dans sa quête sans jamais se mettre en danger. Ces méthodes pourraient d’ailleurs se faire avec tout l’accompagnement nécessaire (familial, pédagogique et médical) et la solennité qui sont des éléments incontournables du rite, voire des composantes essentielles. L’initiation à la pratique de certains sports dits « extrêmes » pourrait s’avérer un palliatif intéressant. Le saut à l’élastique ; les sports aériens ; les sports de combat... sont autant d’activités à forte « valeur ajoutée » en terme d’image et de valorisation de soi. Elles permettent sans doute plus que n’importe quelle autre pratique sportive de gagner en assurance et en confiance en soi. Dans tous les cas, ces différentes disciplines sont reconnues et encadrées. Elles permettent également de partager avec un groupe les sensations nouvellement expérimentées. Elles permettent ainsi au jeune d’éprouver des sensations fortes, nouvelles en même temps qu’elles lui donnent la possibilité de s’inscrire dans un groupe d’ « initiés » au sein duquel il se sent reconnu.

Sur le plan intellectuel, l’écriture automatique, les rêves, la poésie et plus simplement toutes les formes d’expression artistiques sont autant de moyens simples et efficaces d’exprimer sa nature profonde. Ils ont été, de tous temps et de toutes les parties du monde, des sources de connaissances inépuisables. Mais il faut, pour être efficaces, que ces formes d’expression soient libérées de leurs carcans académiques et économiques. Elles ne doivent répondre qu’à un seul impératif : l’expression de soi. L’Éducation Nationale devrait laisser d’ailleurs une place plus grande à toutes les formes d’expression artistique. Car avant toute implication culturelle, éducative ou économique, celles-ci ont un premier rôle à jouer essentiellement thérapeutique et préventif.

Toutefois, l’écoute, l’échange, le partage restent les meilleurs moyens de détecter les signes avant-coureurs des drames qui se nouent chez le jeune ou l’adolescent. Informer autant que possible sur les dangers de pratiques telles que le jeu du foulard. Dangers le plus souvent ignorés des enfants. De toutes les manières, briser le silence et éviter d’interdire sans autre explication. Le silence ou l’interdit sont plus incitatifs que préventifs. Ils ne font qu’accroitre la curiosité de l’enfant vis-à-vis de ces pratiques. Qui plus est, le but pour le jeune en quête de reconnaissance et de valorisation auprès de ses camarades, passe le plus souvent par la défiance à l’égard de l’autorité, qu’elle soit familiale ou sociale. Un renforcement de cette autorité ne ferait sans doute qu’aggraver le problème en fournissant au jeune une occasion supplémentaire de se valoriser aux yeux de son « clan ». La surprotection, quant à elle, ne serait pas une meilleure solution. L’objectif étant, chez le jeune, non seulement de se confronter à l’autorité, mais de prendre des risques, de se mettre en danger dans le seul but de mesurer sa force, sa valeur et son courage : surmonter ses peurs.

Écouter ses rêves, ses aspirations profondes. Chercher avec lui les moyens de se construire et de se singulariser. Voila autant de méthodes simples et souvent efficaces, permettant à l’enfant d’accomplir sa métamorphose. Car à sa venue au monde, tout individu ne fait que commencer la longue liste de ses naissances et de ses morts successives. Le tout n’est pas de naître, il reste encore à être. Et ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’on peut éventuellement prétendre avoir été un homme. Encore faut-il que celle-ci soit assez longue pour çà.

Sébastien Junca.


·   Association de Parents d'Enfants Accidentés par Strangulation.

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[1]    Source : Les insectes dans les pratiques médicinales et rituelles d'Amazonie indigène.

[2]    Lucien Lévy-Bruhl, Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, Les Presses Universitaires de France, [1910] 1951, Livre deuxième, p. 94 de la version numérisée accessible sur le site http://classiques.uqac.ca/

[3]    Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Les Presses Universitaires de France, 1968, p. 306. Version numérisée accessible sur le site http://classiques.uqac.ca/

[4]    Cf. http://corpsetculture.revues.org/562

[5]    Ibid.

[6]    Bronislaw Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental, Éditions Gallimard, (Coll. TEL), [1922] 1989, p. 41.

[7]    Lucien Lévy-Bruhl, Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, Les Presses Universitaires de France, [1910] 1951, Livre deuxième, p. 95 de la version numérisée accessible sur le site http://classiques.uqac.ca/


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