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Voler un tel instant demande du temps. De l’investissement. Une...

Publié le 17 mars 2012 par Fabrice @poirpom
Voler un tel instant demande du temps. De l’investissement. Une...

Voler un tel instant demande du temps. De l’investissement. Une sérénité de moine tibétain à deux doigts de s’immoler.

Mais avant, un autre instant déterminant a lieu en fin d’après-midi. Le nom qu’on lui donne, dans l’univers carcéral, c’est évasion. Profiter d’une brèche, d’une faille, d’une porte qui s’ouvre. Et filer.

Pas une simple tentative. Un franc succès, en réalité.

Marcher sans hâte, mais déterminé, pour quitter le ghetto riche où la villa qui sert de lieu de travail est coincée. Avec un chiffon imbibé de white spirit, la laisser s’essuyer ses doigts enduits de peinture bleue, jaune, rouge et verte.

Au détour d’une rue, acheter quelques canettes de bières. Se caler un cul sur un banc de La Castellana, cette place avec un McDo géant qui domine. En cette fin de journée, la place est atrophiée de circulation. Donc de klaxons, une pathologie locale. Mais, le cul sur un banc, c’est l’endroit parfait, en cet instant, pour bavarder. Raconter un souvenir d’enfance. Poser des questions peut-être idiotes. Respecter les silences. Ne pas les interpréter.

Deux trois clodos, relativement rares dans cette ville, passent. Taper une clope, une pièce. Les bières s’épuisent trop vite. Mais motivent le départ. Le mouvement. Poursuivre la cavale tranquille vers nulle part. Avant que les canettes finissent leurs existence dans une poubelle, elle récupère un par un les bitoniaus qui permettent d’ouvrir la languette pré-découpée.

J’les garde pour faire un truc.

Impossible d’obtenir plus de précision.

Voler un tel instant exige de débrancher son téléphone et risquer de se foutre le reste du monde à dos. Parce que le moment choisi pour cela est toujours le mauvais.

À un saut de puce, Chacao. Il est peut-être dix-neuf heures. Difficile à dire. Mais, malgré la nuit qui vient de tomber il y a peu, les rues grouillent. Toute l’avenue dégueule de monde. Les vendeurs de hot-dogs débitent de la saucisse au kilomètre, de la sauce cholestérol au litre. Les boutiques et les enseignes crachent leurs lumières sur les trottoirs repeints de crasse. Les kiosques débitent des paquets de chips et des gâteaux en sachets sous vide. Bus, taxis et voitures s’entassent et s’agressent. Ici, il n’est plus question de palmiers, de plantes tropicales, de villas barricadées. Ici, ça dégueule d’urbain dans tous les sens. Personne ne fera jamais de carte postale de l’Avenue Francisco de Miranda.

Il y a des silences et des âneries. Il y a des rires. Visages tordus par la timidité. Entrailles chatouillées par des chenilles qui jouent des coudes dans leurs cocons.

Chacaito. Démarre la zone piétonne de plusieurs kilomètres, pur surréalisme dans cette ville qui considère les voitures comme des chaussures. À croire que tout le monde en a deux aux pieds. Ici, la densité de traffic piéton est savoureuse. Parce qu’elle invisibilise les sourires et les gestes. Parmi la foule qui contemple sosie du roi de la Pop et Clown Triste, clins d’oeil et main sur les hanches sont des battements d’aile de papillons coincés dans le bide.

Rapide détour par el Callejón de la Puñalada. La Ruelle du Coup de Couteau. Aussi surnommée la rue des hippies. Il y a quelques bars dont la clientèle s’étale dans la ruelle. Il y a surtout toute une brochette de beatniks chevelus et puants qui vendent des colliers de nouille, des sandales en algues et des bijoux en caillou. L’odeur d’encens qui y règne enivre. Mais la surpopulation démotive.

La cavale tranquille se poursuit.

Voler un tel instant exige de quitter Chacaito. Retrouver le merdier motorisé quelques minutes. Atterrir devant une cervezería tenue par une sympathique famille de chinois qui fournit du carburant éthylique pour prolos en souffrance. Ces nois-chi sont conciliants, ils lâchent des bières consommables à emporter.

Elle attend dehors, lisant les gros titres des feuilles de chou coincées sous les rues du vélo, traîné depuis l’évasion.

C’est là que tout va se jouer.

Laisser les bières se réchauffer dans le sac en plastique. Laisser la condensation pisser sur le trottoir. Sur ce même trottoir enduit de crasse épaisse, s’installer et laisser le silence dans la tête prendre le pas. Oublier les nuisances, les poivrots qui sortent en râlant, les phares qui agressent la rétine.

La laisser glisser, se rouler en boule, s’agripper sur le vieux pantalon flingué par la peinture, les coups de couteau et de cutter. Flingué par de trop longues heures passées à suer. En cet instant, il a la saveur d’un oreiller tendre et moëlleux.

Il y a la sueur de ses cheveux, la moiteur de la peau de son cou. Il y a ses mains qui sentent le white spirit. il y a ce vieux t-shirt promotionnel et sale qu’elle sort pour se protéger du froid.

Voler un tel instant se fait à ce moment-là. Quand le sommeil la déconnecte, ne serait-ce qu’une seconde.

Un tel instant est difficile à décrire malheureusement. Orthographe imparfaite et vocabulaire limité n’arrangent rien.

Et difficile à chiffrer. Mais millions de dollars est le premier chiffre qui vient à l’esprit.


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