À Miami, en Floride, les délinquants sexuels, obligés de se tenir à l'écart de tous lieux de rassemblement d'enfants, n'ont d'autre refuge que le pont Julia Tuttle Causeway. Crédits photo : © Carlos Barria / Reuters/REUTERS
Le destin d'un gamin solitaire transformé en paria pour être devenu accro au sexe virtuel.
S'il n'en reste qu'un, ce sera lui, l'homme du New Hampshire, le septuagénaire costaud portant un diamant à l'oreille gauche. Avec sa tête de Hemingway dernière manière, cheveux et barbe blancs, Russell Banks, 72 ans, n'a pas renoncé à écrire sur «le quart-monde de l'Amérique oubliée», pour reprendre l'expression de Pierre-Yves Pétillon.
Fils d'un ouvrier plombier dépressif et alcoolique, frère d'un soldat revenu abîmé du Vietnam et d'un autre disparu au cours de ses vagabondages, la souffrance des autres n'est pas un mystère à ses yeux. Son Amérique à lui n'est guère triomphante. De Survivants à Affliction, de Trailerpark à Continents à la dérive, il a suivi l'exemple de son maître et ami Nelson Algren, auteur d'A Walk on the Wild Side, chantre des égarés, des vagabonds et des démunis.
Aujourd'hui, l'écrivain se penche sur le sort des délinquants sexuels, ceux sur qui la société américaine préférerait tirer un trait. Ne pouvant le faire, elle a trouvé le moyen de les mettre le plus possible à l'écart en leur interdisant de vivre à moins de 760 mètres d'une école ou d'un lieu de rassemblement d'enfants. Autant dire que dans une ville comme Miami, où Banks vit depuis des années, les seuls endroits possibles sont les abords de l'aéroport, la zone des marais et l'espace sous le viaduc. C'est là qu'entre 2006 et 2010 une communauté d'une centaine d'hommes de tous âges et background s'est installée dans des conditions d'hygiène improbables.
Pas un prédateur
Dans cette colonie pénitentiaire d'un genre nouveau, où les bracelets électroniques ont remplacé les boulets des forçats, l'écrivain a imaginé la nouvelle vie du Kid, un gamin de vingt-deux ans tout juste sorti d'un séjour de trois mois en prison. La bonne idée de Banks est d'avoir choisi un accro du sexe sur Internet. Pas un prédateur, plutôt un petit poisson tombé dans un piège tendu par la police après un chat avec une mineure. Un naïf, ce Kid, délinquant sexuel mais toujours vierge! Un garçon sans culture, élevé par une mère célibataire uniquement préoccupée par les amants qui défilent dans sa vie. À l'écart, le Kid s'est construit un monde parallèle sans comprendre les dangers que pouvait constituer une addiction au sexe virtuel. Son ordinateur lui «avait fourni une carapace et l'avait préservé de la solitude et du désarroi», écrit Banks.
Le Kid sort de prison avec un bracelet électronique qui permet aux autorités de le localiser vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et ce, pendant dix ans. Sa mère ne voulant plus entendre parler de lui, il part avec son seul ami, Iggy l'Iguane, avec qui il a grandi, et se rend sous le viaduc. Il y côtoie toutes sortes d'individus qui portent, comme lui, des surnoms: il y a le Grec, Paco, Véreux, Ginger le Rouquin, Froot Loop. C'est là que le découvre un jour endormi sous sa tente un homme comme une montagne de chair. Enseignant en sociologie à l'université de Calusa, passionné par le phénomène des sans-abri, le professeur veut approfondir son sujet. Avec le Kid, il pense avoir trouvé la personne idéale pour son enquête. Méfiant, le gamin ne se laisse pas approcher facilement. Il s'interroge sur les intentions de celui qu'il a surnommé Alamasse.
À partir de cette situation classique - le vieux sage et le jeune inexpérimenté -, tous deux prisonniers d'une addiction (le prof est un «outre-mangeur»), tous deux solitaires, mal dans leur peau, Banks tend à l'Amérique un miroir cruel. Dedans, on y voit une nation déchirée entre puritanisme et consommation effrénée de pornographie. Une nation qui veut protéger ses enfants après les avoir transformés, via Internet, en proies de choix pour les frustrés et les pervers.
L'éveil d'une conscience
Plus qu'un chemin vers la rédemption, le parcours du Kid est celui de l'éveil d'une conscience au monde réel. Banks nous parle de culpabilité et de honte. D'exclusion et de solitude. De chair triste. Lointain souvenir de la peau n'est pas un roman aimable mais admirable dans sa rugosité même et sa puissance. Peu d'écrivains ont aujourd'hui le courage de prendre à bras-le-corps de tels sujets. S'il n'en reste qu'un, Banks sera celui-là.
«Lointain souvenir de la peau» de Russell Banks,traduit de l'américain par Pierre Furlan, Actes Sud, 444 p., 23,80 €.
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