Dans la maison de Frankétienne

Publié le 24 mars 2012 par Stella

Il est parfois d'improbables rencontres qui, au détour d'un rendez-vous de travail, prennent corps parce que c'est l'instant, le bon moment. Je n'aurais jamais imaginé rencontrer Frankétienne, dont j'avais lu les livres bien avant d'aller en Haïti, dont j'avais apprécié le théâtre en simple spectatrice parisienne et dont j'avais vu l'oeuvre picturale  dans des expositions et sur quelques catalogues. J'étais très émue lorsqu'il est apparu sur le pas de sa porte, saluant chaleureusement mon compagnon - l'un de ses anciens élèves - qui m'avait conduite jusqu'à lui.

Barbe et cheveux blancs, tee-shirt orné d'une grande image de Che Guevara, l'icône des combattants, Frankétienne a l'apparence d'un monstre sacré et le verbe d'un lutteur tout en étant d'une affabilité exquise et d'une grande courtoisie. Il aime les femmes et il n'hésite pas à les enlacer par la taille, ravi qu'elles soient grandes... Avec un plaisir non dissimulé, il fait visiter sa maison, du moins les trois étages qu'il a consacrés à l'exposition de ses tableaux.

C'est un endroit magique, l'un de ceux qui nous apportent "un supplément d'âme", dans lequel il a vécu les interminables secondes du tremblement de terre de 2010. Ce jour-là, la bâtisse a tenu bon "parce que mon frère, qui l'a conçue et fait construire, avait pris soin de poser des fers d'attente bien plus longs que d'habitude en me disant : tu verras, tu en auras besoin plus tard... Il est mort il y a presque dix ans. Il avait raison..." Un ange passe en silence sur ce frère bâtisseur et sa prémonitoire décision, qui a eu pour conséquence heureuse que les cloisons se sont effondrées, les fenêtres ont explosé mais la structure de béton a protégé l'artiste et son visiteur du jour, un journaliste américain pétrifié de peur. "J'ai vécu le séisme dans ses yeux... Je ne voyais rien de ce qui se passait autour de moi, je regardais ses yeux et j'y voyais une frayeur absolue, l'éclatement des repères et du monde extérieur". Aujourd'hui, il n'y a plus de fenêtres et la maison est ouverte à tous vents, même si les portes sont soigneusement closes. Sur chaque pilier est peint un personnage aux yeux immenses, ouverts sur une terreur sans nom, la bouche écartelée dans un cri muet. Frankétienne, lui, n'a plus de peur ni de crainte, juste une sage acceptation intérieure de ce qui peut advenir quand il n'y a pas d'autre choix que d'accepter ce que la planète dit aux hommes qui la peuplent. Son optimisme profond lui dicte encore de lutter. "S'il t'arrive de tomber, apprends tout de suite à chevaucher ta chute pour continuer à avancer". Cette maxime est peinte dans un coin de la pièce, face à la bibliothèque. Clin d'oeil aux personnages des piliers figés dans leur mort, leur désespoir et leur impuissance. Ces figures grimaçantes regardent pour toujours l'incroyable : 35 secondes et 200 000 vies envolées, et demeurent coites. Muettes de surprise. Autour d'elles, s'amoncellent les tableaux, oeuvres d'art arrachées au temps, créations nouvelles qui viennent enrichir un patrimoine digne du meilleur des prix Nobel. L'une d'entre elles s'est muée en un geste d'amour, et la Joyeuse fantaisie a traversé l'Atlantique pour se poser à Paris.