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Classification brahmanique des buts de l’homme – Purusartha.

Publié le 25 mars 2012 par Pigiconi

Depuis plus de deux mille ans, celle-ci distingue quatrebutes de l’action humaine, également légitimes, considérés en eux-mêmes, maishiérarchisés en fonction de leur degré de pureté. Le premier est le plaisir (kama), et notamment sexuel. le secondest l’intérêt (artha), lequel est subdivisibleen intérêts économiques, intérêts de pouvoir et intérêts de prestige. Letroisième est l’observation du devoir (dharma),qui incombe à chacun en fonction de la place qu’il occupe dans l’ordre cosmiqueet social. Le quatrième but est la libération (moksa), c’est-à-dire la libération notamment de l’obligation d’avoirdes buts. Traduits en concepts modernes, la hiérarchie des buts peut s’entendrede la façon suivante : la première série de buts est régie par le principede plaisir, la seconde par le principe de réalité, la troisième par ladistinction du bien et du mal. Le moksa, quant à lui, vise un au-delà duprincipe du plaisir, du principe de réalité et du bien et du mal. Il est quêted’a-structuralité et d’a-rationalité. Cette classification […][…] rend évident, d’abord, que le projet de la Raisonutilitaire est celui de subsumer les quatre principes  d’action sous le seul registre de l’artha. Il est même, en fait, encore plusrestrictif, en raison des liens étroits qui unissent l’imaginaire utilitaristeà l’image du calcul économique. C’est, en définitive, un des sous-ensembles del’artha, l’artha acquisitif, qui lui sert de paradigme général. Aussitôt qu’onabandonne la métaphore du calcul économique, que celle-ci soit prise au sérieuxde manière substantielle, à l’instar du marxisme, ou simplement formelle ettautologique, comme le fait l’individualisme méthodologique, on bascule du côtéd’une forme ou d’une autre d’anti-utilitarisme. Le seul fait d’affirmer, par exemple,que l’intérêt principal du sujet humain est celui qu’il porte non à l’obtentiondes biens mais au soin de sa propre image, suffit à produire des anthropologiesirrécupérables par la Raison utilitaire. Il n’est, pour s’en convaincre, que deconstater à quel point restent hétérodoxes celles de Hegel[1],Georges Bataille, Hannah Arendt ou René Girard. C’est que si le sujet humainest régi par l’image de lui qu’il produit sur les autres et qu’il en reçoit enretour, s’il est désir d’apparaître, désir du désir de l’autre ou désir selonle désir de l’autre, alors, de tout évidence, il est impossible de le penserconformément à la dichotomie de l’égoïsme et de l’altruisme. L’autre estprésent au sein même du moi, et l’intérêt suppose égoïste est déjà un intérêtpour l’Autre. C’est sans doute ce qu’essayait de penser le concept humien etsmithien de sympathie. A fortiori, seraient encore plus irréductibles à alvision utilitaire le sens du devoir ou la quête de l’émancipation. Ainsi sedessine l’énorme continent anti- ou an-utilitariste, celui que se partagent lesempires du désir, du devoir et de la liberté.D’une certaine manière, la Raison utilitaire est néanmoinsparfaitement fondée à tenter de rendre compte de l’intégralité de l’action àpartir de ses seules prémisses. D’un point de vue épistémologique, il estnaturel de pousser l’application d’un paradigme aussi loin qu’il est possible.Et, d’un point de vue plus général, on ne peut pas ne pas suspecter toute affectationdu désintéressement, de splendeur ou de moralité, car la preuve est toujours àapporter et jamais décisive de leur réalité. Tel vaillant guerrier ou telascète intraitable seraient peut-être devenus d’affreux petits bourgeoisgrippe-sous s’ils n’étaient ports jeunes. Nul ne peut en décider. Mais il n’estpas possible non plus de décider dans l’autre sens, et de dire , par exemple,si notre guerrier et notre ascète avaient survécu et « mal tourné, queleurs prouesses guerrières ou ascétiques n’en auraient pas été.Le champ de validité d’un paradigme est limité par lesapories sur lesquelles il bute. On a suggéré comment celles-ci se profilaient àl’horizon de la Raison utilitaire. Gageons qu’elle mettra longtemps à en tirerles conséquences. Elle trouvera, en effet, des voies de salut et demithridatisation du paradigme dans le recours à la logique des paradoxessystématiques. Lorsqu’il deviendra évident que les préférences ne tombent pasdu ciel et qu’elles ne peuvent pas être considérées comme « données »,on posera, comme on l’a vu, qu’elles sont le produit de méta-préférences, quielles-mêmes le sont de méta-méta-préférences, etc. On changera ainsi de niveaulogique mais nullement de logique.Pour effectuer un saut véritable, il faut en effetreconnaître l’existence de principes de l’action qui sont intrinsèquementirréductibles les uns aux autres. C’est parce qu’ils sont réellement différentset irréductibles que les différents plans jouent les uns pour els autres lerôle de méta-plans. L’art et la difficulté de vivre sont ceux de concilier desexigences par elles-mêmes incompatibles. La littérature n’est jamais qu’unebroderie infinie sur ce thème. Elle offre sur les sciences humaines et sociales,les avantages d’une subtilité et d’un degré de précision infiniment supérieurs ;mais aussi les inconvénients du fait que les multiples typologies qu’elleproduit, au gré de l’inspiration des auteurs et des fluctuations de la mode, nepeuvent pas expliciter les principes de leur formation.A l’intersection des traditions littéraires, philosophiqueet scientifique, la psychanalyse occupe une place originale qui l’a conduite àraisonner alternativement de point de vue des quatre principes de l’action. Leprojet freudien initial, on l’a rappelé, s’inscrivait clairement etexplicitement dans le cadre d’un scientisme physicaliste et utilitariste. Aceci près qu’il ne logerait pas le calcul dans la conscience du sujetintéressé, mais dans l’inconscient du sujet désirant. C’est du point de vue dela kama, non de celui de l’artha, que tout devrait être interprété.Mais il est vrai que la kamafreudienne, calculatrice des plaisirs et des peines, est singulièrement matinéed’artha. Il n’est donc pas surprenantque le bloc majoritaire des psychanalystes américains au premier chef, ait tirél’édifice du côté de l’affirmation de la primauté du moi et du principe de réalité.Du côté de l’artha auquel il fautbien qu’accède l’être du désir. Freud, lui-même, ne voit pas d’autre finalitépratique à la psychanalyse que la capacité , trouvée ou retrouvée, detravailler et d’aimer normalement dans un monde normalement régi par desintérêts normaux. Mais il ne serait sans doute pas trop difficile de montrerque ce qui le préoccupe véritablement, c’est la définition d’une loi morale,susceptible de résister à la critique qu’il en fait. Quant à la lignéefrançaise, inspirée via Lacan par le structuralisme, Hegel, Bataille etHeidegger, elle brouille les cartes en montrant que le désir ne se forme quedans son rapport à la loi et à la visée de mort inhérent au moska. Thanatos tend vers le nirvana,mais il est dès le départ indissociable de son compère Éros. Le point aveugle,qui obère le développement théorique de la psychanalyse en le vouant à laprolifération des dogmatismes quelque peu cacophoniques, est de même nature quecelui qui stérilise la Raison utilitaire. De même que celle-ci ne sait pasadmettre l’irréductibilité du non-utilitaire, de même la psychanalyse balance,sans parvenir à penser ce balancement, entre un monisme sexualiste et unevéritable reconnaissance de la pluralité principielle des logiques de l’action.Le concept de sublimation, véritable équivalent de celui d’idéologie, est au cœurde l’ambiguïté. D’une ambiguïté qu’il serait peut-être possible de lever enmontrant qu’elle repose sur une confusion entre le point de vue génétique et lepoint de vue, disons, structurel ontologique. L’analyse freudienne estincontestablement plausible, dans ses grandes lignes, qui fait démarrer l’histoiredu sujet individuel par l’expérience du plaisir d’organe, pour accéder à ladifférenciation du moi et du non-moi, de l’égoïsme et de l’altruisme si l’onveut, puis à l’intériorisation de l’instance de la Loi. Ou encore, de laprédominance de la kama à celle de l’artha puis à celle du dharma. Mais, pourpeu qu’n sujet ait effectivement – tout le problème étant bien sûr celui de ladéfinition et de la mesure de cette effectivité – atteint l’étape ultérieure,et soit en mesure d’assumer sa logique, c’est celle-ci qui, à titre deméta-niveau, joue le rôle structurant et prend le pas sur les instancesdétrônées.  Non que ces dernières soientanéanties ou aient cessé de manifester leurs exigences propres, qu’il faut biensatisfaire. Mais elles deviennent d’une certaine façon instrumentalisées parles instances supérieures qui les subordonnent à leur propre logique.Assurément, pour pouvoir donner, par exemple, et devenir ainsi  pleinement humain, encore faut-il avoirquelque chose à donner. Mais le but véritable est le don, le remboursement desdettes, et non l’acquisition en tant que telle, comme voudrait nous le fairecroire l’utilitarisme[2].Ou encore, pour emprunter une formulation à Talcott Parsons, les principes quientrent en jeu les premiers, ontogénétiquement, et qui sont le plus immergésdans la matérialité et la corporéité, sont les plus chargés d’énergie. Ceux quiémergent après sont les plus riches en information. Qu’il soit clair, cependant,fat-il ajouter pour terminer sur ce point sans courir le risque de se fairetrop vite taxer d’idéalisme benêt, que sont possibles toutes les combinaisons,confusions, et inversions de logique, toutes les régressions qu’on voudra. Qu’àtout instant, la dimension énergétique menace de faire retour au sein desinstances informationnelles les mieux structurées.A qui ces dernières considérations auront semblé tropspéculatives et hasardeuses, on proposera de s’en tenir à l’essentiel : lareconnaissance de la pluralité des principes de l’action qui rend légitimesautant de discours fondés sur autant de principes interprétatifs qu’il existede principes d’action. Légitime, que chacun tente de traduire les autres dansson propre langage et conformément à sa propre intelligibilité. ET, d’autantplus, qu’au sein de chaque plan concret de l’action, et quelle que soit l’irréductibilitéde son principe propre en théorie, sont réfractées les contraintes et lesexigences des autres logiques. Il y a, par exemple, de toute évidence, de l’intérêt,de la morale et de la recherche d’un au-delà des limites au sein de lasexualité, qu’on ne saurait réduire à son principe propre que dans l’abstractionla plus totale. Plus généralement, parce que chaque plan de l’action sert deméta-plan aux autres, chacun est un interprétant possible de tous les autres[3].Il y adonc un sens à interroger, par exemple, la rationalité de l’éthique ou dela quête de la délivrance, aussi qu’il y a à s’interroger sur l’ « éthicité »de la Raison ou sur les allures que revêt la Raison vue du point de vue dumoksa. Mais la traduction d’une logique dans les termes d’une autre n’estlégitime qu’à la condition de savoir, et d’intégrer au sien de chaque conceptualisationle fait que tout n’est pas traduisible parce que tout ce qui fait sens au sein d’unelogique ne le fait pas au sein d’une autre et parce que le sujet, comme lessociétés humaines, existe simultanément sur plusieurs plans dont l’irréductibilitéles ouvre à la fois à la liberté et à l’arbitraire de l’indécidabilité. C’estparce que la Raison utilitaire tente de se prémunir contre l’expérience de l’indécidablequ’elle doit en fin de compte méconnaître les exigences auto-interrogatives dela Raison[4]et, malgré ses désirs sincèrement proclamés, se refuser à l’épreuve de la démocratie,s’il est vrai que la démocratie ne peut vivre que de la multiplicité desprincipes qui la constituent en s’y affrontant les uns les autres. »Alain Caillé, Critique de la raison utilitaire – Manifeste du MAUSSéd. La Découverte2003pp. 93-98

[1]Il y a alors lieu d’interroger la réception française de Hegel (par quelmalentendu ? et autres détournements ?). A ce sujet, voir JudithButler, in Sujets du Désir[2]C’est, dans l’inspiration de Mauss, faire référence au fait que si toutesociété suppose échanges internes ou externes, avec d’autres, et donc marché,celui-ci ne se comprend pas en termes économiques. « Le grand mérite de K.Polanyi et de ses disciples est d’avoir montré que des empires puissants[pré-capitalistes] et opulents ont existé, qui connaissaient la productionindustrielle, l’usage de la monnaie, le commerce au sein desquels existaientdes lieux de marché – market places –sans que, pour autant, il y ait un marché proprement dit ; c’est-à-dire sans que l’existence matérielle desindividus et des groupes y ait dépendu des fluctuations à court ou moyen termede l’offre et de la demande. Et cela pour la bonne raison que les prix yétaient traditionnellement stables, fixes par l’administration ou par la coutume.Ils étaient des prix sociaux. Tant que l’économie reste « encastrée »(embedded) dans le social et que lesrelations avec les choses ne s’affranchissent pas des relations entre lespersonnes, il n’existe pas de marché autorégulateur. » (pp.73-74) C’estmoi qui souligne.[3]Ce qui rend alors d’autant plus nécessaire qu’elle est politique, la traductionculturelle, non pas entre des cultures, mais entre des particuliers. Mais je nepense pas qu’il songe à celle-ci.[4]Retour à la critique de la raison kantienne, seule garantie des Lumières !

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