Une nouvelle édition des « Œuvres complètes » permet de redécouvrir le Suisse Charles-Albert Cingria, écrivain majeur du XXe siècle.
ŒUVRES COMPLÈTES
de Charles-Albert Cingria
sous la direction de Alain Corbellari, Maryke de Courten, Pierre-Marie Joris, Marie-Thérèse Lathion et Daniel Maggetti.
Éditions L'Âge d'homme. Tomes 1 et 2 : Récits 1 148 p., et 1 118 p., 74 € chacun.
Toute l’œuvre de Charles-Albert Cingria pourrait être comparée à une immense préface, ou plutôt aux notes innombrables en vue de cette préface. Pour ce catholique suisse et romain, levantin, grégorien et lotharingien, genevois pédalant autour du lac et parisien flânant à l’ombre de Saint-Sulpice et de Saint-Germain-des-Prés, on devrait même parler d’introït, de chant d’entrée.
Mais à quoi au juste ? Non pas vraiment à un livre posé en majesté au sommet de sa vie et en tenant lieu. Plutôt à cette vie même, à sa totalité heureuse et malheureuse. En plus échevelé et anarchique, il y a du Chesterton dans Cingria : les deux professant, chacun à leur manière, que la foi n’est pas un arrêt mais l’invitation à un mouvement sans fin, une perpétuelle expansion, un décuplement de la perception (et de l’amour) du monde.
La vertu elle-même n’a rien de compassé : elle « fume, crache, lance du foutre et assassine », souligne Cingria. Cette foi triomphante, ni l’angoisse ni les désagréments de l’existence visible ne la peuvent démentir ou écorner.
« Mon âge : douze ans et demi et trente-six mille ans. Mes origines : le paradis terrestre. » Pour être un peu plus précis, Cingria était né en 1883, d’une famille originaire de Raguse puis fixée à Constantinople. Très vite, l’aisance fit place à la gêne – qui alla souvent jusqu’à la misère pour Charles-Albert… à partir de 1914, c’est à Paris qu’il choisit de s’établir, rue Bonaparte.
Mais il voyage aussi beaucoup, notamment en Italie, où il a (en 1926) quelque problème, pour une affaire de mœurs, avec la police mussolinienne. à partir de 1933, Jean Paulhan l’invite à écrire dans La NRF. Ce qui ne plaît pas à tout le monde : André Gide, par exemple, se demande qui peut bien être ce plumitif farfelu. Mais Paulhan tient bon ; il défendra fidèlement celui qu’il considère comme un écrivain d’exception, un styliste, « gras et onctueux avec quelque chose de monacal ». « Des sujets à la mode, écrivit encore Paulhan à la mort de Cingria (en 1954 à Genève), il se foutait complètement, mais il parlait joyeusement du temps qu’il fait, des arbres, de l’eau, des animaux, surtout des chats (…). Bref, il savait dire ‘‘il pleut’’ comme personne. »
Mais attention, Cingria est tout sauf un auteur pittoresque ; il n’a rien d’un amuseur qui cherche à épater ses lecteurs… « Je n’aime pas ce qui est charmant. J’aime ce qui est carré, bruissant, énorme, chevalin, humain, divin… » Auteur de travaux érudits sur la musique, sur Pétrarque et les troubadours, sur le Moyen âge (il détestait la Renaissance et ses suites) et la civilisation de Saint-Gall, il a aussi écrit sur une foule de sujets inattendus, sur rien, sur tout.
Commencer à le lire, comme nous y invite cette nouvelle édition des Œuvres complètes (cinq volumes prévus, plus deux de correspondance, contre les dix-sept de la précédente édition – 1967-1981 – déjà à l’âge d’homme), c’est ne plus pouvoir s’arrêter. Jacques Réda en sait quelque chose, qui est l’un des meilleurs connaisseurs français de Cingria.
Mais il faut en désigner d’autres, prestigieux et divers. De Claudel et Max Jacob à Paulhan pour le passé, de Jaccottet, Starobinski et Chessex à Michon et Bergounioux pour aujourd’hui, il furent et restent nombreux, inconditionnels.
De fait, Cingria est un formidable moteur à explosion, un baroque, un amoureux éruptif de la langue dans la mesure où il lui découvre comme un pouvoir infini : celui de nommer bien sûr, mais plus encore d’habiter le monde et d’y percevoir des échos et des sonorités, une trame, des coloris à chaque fois inédits.
Un jour de 1938, il avoua à Paulhan s’être bricolé, dans la vie, « des quantités de petits dogmes (…) sur lesquels je ne transige pas davantage que s’il était question de m’arracher de la chair vive ». Cette langue vive et à vif, à la fois savante et enfantine, est apte, aujourd’hui comme hier, à faire exulter les lecteurs les plus blasés ou récalcitrants…
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Conseils de lecture pour apprécier Charles-Albert Cingria
Avec ses portes et ses appartements cachés, l’œuvre de Cingria ne se laisse pas aisément aborder. Mais l’écrivain genevois a suscité des commentaires multiples, souvent enthousiastes. Vient de paraître en Suisse une excellente introduction due à Alain Corbellari et Pierre-Marie Joris, Florides helvètes de Charles-Albert Cingria (éd. Infolio-Cippe, 110 p., 9 €), ainsi que Cippe à Charles-Albert Cingria , un recueil d'hommages (Pierre Alechinsky, Pascal Commère, Philippe Delaveau, Alain Duault, Guy Goffette, Philippe Hélénon, Gilles Ortlieb, Jacques Réda, Jean Starobinski, etc.) (Infolio éditions, 160 pages, 10 €).
Plus ancien mais remarquable un livre posthume de Nicolas Bouvier, Charles-Albert Cingria en roue libre (Zoé, 2005). Il y a aussi le Poète d’aujourd’hui de Jacques Chessex (Seghers, 1967) et surtout l’excellent essai de Jacques Réda, Le bitume est exquis (Fata Morgana, 1984). Enfin le même Réda dirigea un numéro d’hommage de La NRF (décembre 1993) qui faisait lui-même suite à une première « couronne » tressée par Jean Paulhan dans la même NRF, à la mort de Cingria (1955).
Enfin, la collection de poche de L’Âge d’Homme a plusieurs titres de Cingria à son catalogue, dont La Fourmi rouge , avec une indispensable préface de Pierre-Olivier Walzer (1978). Signalons enfin, dans le dernier numéro de Théodore Balmoral (hiver 2011-2012), le texte inédit de Cingria sur Histoire du soldat , de Ramuz et Stravinsky, dûment annoté par Alain Corbellari.
PATRICK KÉCHICHIAN
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