À La Désirade, ce 1er janvier 2001. - Réveil un peu barbouillé dans les bras tout tendres de ma bonne amie, puis je me rendors après avoir lu quelques pages du Côté de Guermantes. Ensuite levé vers deux heures. Tout redevient intéressant.
(Soir). - Commencé ce soir de lire Pilgrim, du romancier canadien anglais Timothy Findley dont j’ai déjà lu Le dernier des fous et Chasseur de têtes, qui m’ont également passionné. En l’occurrence, ce roman modulant lui aussi une douce folie qu’on pourrait dire à la gloire de l’imagination romanesque, dans la filiation de Nabokov, avec plein d’anges et de papillons d’ailleurs, nous plonge à travers les siècles pour évoquer une sorte de présent perpétuel vécu par les avatars successifs de Pilgrim, alias le pèlerin, psychopathe selon nos codes qui commence par se pendre, dans les années 20 à Londres, au moyen de la ceinture de son peignoir de soie bleue solidement attachée à la solide branche d’un solide érable de la taille d’un solide immeuble de trois étages, et qui revit ensuite comme après tous ses suicides précédents, dès l’époque de Léonard de Vinci et de sa Joconde qu’il a bien connus. Dans le genre de l’éternel retour, qui m’a toujours paru l’idée d’un fou furieux, on ne fait pas plus entêtée malice car il y a là-dedans beaucoup d’humour tendre et d’intelligence incarnée.
Du romancier. - Un romancier doit oser être bête autant que minutieux et précis. Certaine idiotie (mais rusée, s’entend) est pour ainsi dire la clef de son rapport avec le monde. Il ne doit pas être plus intelligent que le commun. Sans faire la bête, il doit se laisser aller à la naïveté ou aux élans irraisonnés, à tout ce qui fait l’imprévu de la vie et des êtres.
De l’obscénité. - Après cet assez obscène défilé de mode à la TV, inspiré par la danse de derviches-tourneurs, on se demande: à quand la messe en dessous affriolants ?
Celui auquel sa mère reproche d’être né et qui en meurt / Celle qui se sent si seule après la mort de son mari / Ceux qui ont désiré la baise à mort, et qui en sont morts, etc.
À La Désirade, ce 5 janvier. – Je m’attarde ce matin sur la page de Moravagine consacrée au règne de la femme - règne du masochisme selon le narrateur. En fait Cendrars confond (selon moi) guerre des sexes et relation amoureuse, passion maladive et compréhension réciproque. Je sais qu’il y a du vrai dans ce qu’il dit (que disaient déjà Strindberg et Weininger, ou l’ami Gripari) mais cette vision du monde est néanmoins réductrice (à mes yeux). C’est peut-être bien une des lois de l’antagonisme des sexes qu’elle désigne, mais ce qui m’intéresse est tout ce qui, dans le lien vécu, la transgresse et la sublime, l’acclimate ou la pacifie. Pour ma part je me contentais de lancer à celle que je croyais alors la femme de ma vie : « Arrête ton cinéma ! », ensuite de quoi j’ai lancé à celle qui l’aura bel et bien été: « Arrêtons ce cirque ! »
Celui qui a laissé venir l’immensité des choses / Celle qui a pris les lettres de bois découpé pour en faire des caravanes / Ceux que le mot CARAVANES a fait rêver, etc.
Qu’un roman est l’histoire de nos possibles.
En entendant Philippe Jaccottet me dire qu’il est de ceux qui ont choisi de viser haut, je me suis senti comme exclu, comme renvoyé aux basses zones du commun, loin du ciel céleste des poètes, et j’ai pensé à l’image de la rose bleue à laquelle, injustement et justement à la fois, Dürrenmatt réduit la poésie poétique de Suisse romande. Mais bon : je suis quand même venu rendre visite au grand poète, les Jaccottet m’ont très gentiment reçu et je ferai une belle page dans 24 Heures sans rien laisser filtrer de ma réserve de malappris.
Je note cela sur la table d’un restauroute nul où j’ai décidé de passer la nuit. Médiocre repas bon marché. Bergerac caillouteux. À une table voisine, une retraitée terriblement bavarde (la soixantaine finissante) fait une véritable conférence sur le cinéma (Marlon Brando, Orson Welles, la décadence actuelle) à son conjoint qui n’en place pas une. Tous deux en survêtements. Elle finit son cours ex cathedra par un exposé des moeurs du coucou. Je n’en perds pas un mot.
Pleine de retraités à 19h.30, la salle est quasiment déserte deux heures plus tard. Que font-ils à l’instant ? Regardent-ils tous le même film ?
L’écriture romanesque pour sortir de soi.
La lumière de Grignan, un dimanche après-midi d’hiver, comme assourdie sous le ciel pur, dans les rues vides du bourg puis dans la chambre à musique de la vieille maison tout en hauteur où habitent les Jaccottet depuis plusieurs décennies - cette lumière du dehors se prolongeant à l’intérieur nous renvoie naturellement aux promenades du poète et aux tableaux de Madame. «Nous voulions vivre autrement qu’en Suisse, remarque Anne-Marie Jaccottet. Nous étions attirés par le Sud et, comme nous avions peu de moyens, nous avons imaginé cette solution».
Comme nous évoquons l’origine de la parole poétique, à propos de la rêverie sur laquelle s’ouvre le Cahier de verdure, où le poète parle de ce qui le pousse à écrire «pour rassembler les fragments plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous», Philippe Jaccottet s’est mis à parler, non sans précautions scrupuleuses, avec son refus coutumier de toute certitude assenée, de ce qui s’est révélé dans la lumière de Grignan, et tout semble s’accorder.
De la beauté. – Il n’y a pas une place pour la beauté : toute la place est pour la beauté, du premier regard de l’enfance aux paupières retombées à jamais, et la beauté survit, de l’aube et de l’arbre et des autres et des étoiles de mémoire, et c’est un don sans fin qui te fait survivre et te survit.
De la bonté. – Il n’y a pas une place pour la bonté : toute la place est pour la bonté qui te délivre de ton méchant moi, et ce n’est pas pour te flatter, car tu n’es pas bon : tu n’es un peu bon parfois que par imitation et délimitation, ayant enfin constaté qu’il fait bon être bon.
De la vérité. – Il n’y a pas une place pour la vérité : toute la place est pour la vérité qui t’apparaît ce matin chiffrée comme un rébus – mon premier étant qu’elle me manque sans que je ne sache rien d’elle, mon second qu’elle est le lieu de cette inconnaissance où tout m’est donné pour m’approcher d’elle, et mon tout qu’elle est cette éternelle question à quoi se résume notre vie mystérieuse est belle.
Peintures: Giorgio Morandi; Anne-Marie Jaccottet.
(Ces notes sont extraites de Chemins de Traverse; lectures du monde 2000-2005, à paraître en avril chez Olivier Morattel).