De la résistance. - Il s’agit de ne pas mépriser, sans cesser d’entretenir colère et révolte. La foutaise ambiante m’incline au décri, mais éviter le mépris. Pourtant il s’agit également de ne pas faiblir et de continuer à se battre. En ce qui concerne mes travaux, le recentrage est urgentissime. Je dois cesser de tout prendre sur moi, toujours au détriment de mon travail; mon activité alimentaire doit retrouver sa place seconde.
Ulysse fut une façon pour Joyce de recycler tous les débris de nos croyances et de nos savoirs explosés. Pour sa part, Joyce résistera au désenchantement par l’accroissement proportionnel de la jouissance du langage.
William Trevor est de ceux qui nous prouvent, tout tranquillement, qu’il est encore possible d’écrire après Joyce.
Celui qui se garde d’avoir le dernier mot par simple dandysme spirituel / Celle que les coqs insupportent sauf au lit ou au vin / Ceux que les débats binaires à la française ont toujours fait hausser les épaules, etc.
De la grossièreté. - Dès les premiers récits du jeune Tchékhov, on sent, sous forme bouffonne, une protestation contre la grossièreté et la muflerie de la vie russe. Or j’ai autant d’observations à faire autour de moi sur la grossièreté et la muflerie de mes contemporains, à cela près que les modulations en ont changé. La vulgarité actuelle se couvre de termes accommodants, style relax, etc.
Bush & Co. - Fahrenheit 9/11 de Michael Moore fait ressortir l’imbécillité de George W. Bush de façon saisissante. Terrible de penser que ce type est le maître du monde occidental. Terrible et significatif en cela qu’il incarne, avec une sorte d’arrogance inepte de fils à papa, le règne du Dieu Dollar et rien que cela.
De l’avenir radieux. – Au lieu de jeter les mots usés tu les réparerais comme d’anciens objets qui te sembleraient pouvoir servir encore, tu te dirais en pensant aux enfants qu’il est encore des lendemains qui chantent, tu te dirais en pensant aux cabossés qu’il est encore des jours meilleurs, tu ramasserais vos jouets brisés et tu te dirais, en te rappelant ce que disaient tes aïeux : que ça peut encore servir, et tu retournerais à ton atelier et le verbe rafistoler te reviendrait, et le mot te rappellerait le chant du rétameur italien qu’il y avait à côté de chez vous, et tout un monde te reviendrait avec ce chant – tout un monde à rafistoler…
Génie du mal. - En lisant Ripley et les ombres de Patricia Highsmith, je repense au paragraphe d’Ulysse que j’ai souligné l’autre jour, à propos de la quintessence du polar: «Ils regardaient. La propriété de l’assassin. Elle défila, sinistre. Volets fermés, sans locataire, jardin envahi. Lot tout entier voué à la mort. Condamné à tort. Assassinat. L’image de l’assassin sur la rétine de l’assassiné. Les gens se pourlèchent de ce genre de chose. La tête d’un homme retrouvée dans un jardin. Les vêtements de la femme se réduisaient à. Comment elle trouva la mort. A subi les derniers outrages. L’arme employée. L’assassin court toujours. Des indices. Un lacet de soulier. Le corps va être exhumé. Pas de crime parfait».
Je relève la phrase: « Les gens se pourlèchent de ce genre de chose ». Mais plutôt que de « crime parfait», s’agissant de Tom Ripley, je dirais: meurtre utilitaire et presque indifférent, pour ne pas avoir d’ennui.
A un moment donné, dans Ripley et ses ombres, il est question de Tom comme de la « source mystique du mal », et tout est dit je crois. Tom Ripley est une sorte d’homme sans qualités à la sauce américaine: sans conscience et sans désir, juste animé par une espèce d’instinct d’adaptation et de conservation, avec une touche esthète qui lui fait apprécier les belles et bonnes choses. Devenu tueur par inadvertance, ou peu s’en faut, il a continué de se défendre en supprimant les obstacles matériels ou humains qui l’empêchent de vivre tranquillement.
Je n’avais pas du tout saisi, jusque-là, sa nature complexe, simplement faute d’être allé à la source du personnage, dans Mr. Ripley. C’est là, seulement, qu’on découvre l’origine de ses complexes et de son ressentiment, là qu’on voit que sa vision du monde distante et cynique découle de la carence, dans sa vie d’enfant et d’adolescent, de toute espèce d’affection – comme l’a vécu la romancière.
C’est en somme un nouvel avatar de l’homme du ressentiment que Tom Ripley, qui s’arrange comme il peut avec l’adversité. Il a commencé de tuer à regret. Puis il a continué quand on l’embêtait. Graham Greene parlait, de Patricia Highsmith, comme d’un poète de l’angoisse. J’ajouterai que, comme Graham Greene, mais en agnostique, c’est également une romancière du mal.
Du mariole. – Il a la gueule du vainqueur avant d’avoir livré le moindre combat : d’avance il piétine, d’avance il s’imagine qu’il dévaste et cela le fait saliver, d’avance il se voit campé au premier rang, le front crâne - il se sent vraiment Quelqu’un ce matin dans la foule de ceux qu'il appelle les zéros...
Moralisme romand. - A tout ce que dit Alexandre Vinet de l’assèchement cérébral des philosophes de profession, je souscris. Mais Vinet voudrait moraliser la littérature, et là je ne le suis plus. Son côté vieille fille, qui prétend que seuls les esprits vulgaires veulent « toucher, palper », alors que ce sont ceux qui touchent et palpent, les Ramuz et les Cendrars ou les Cingria qui marqueront le renouveau de la littérature en Suisse romande.
Me sens de plus en plus libre et, en même temps, de plus en plus lié à ma bonne amie - vraiment le coeur du coeur de ma vie.
Du roman actuel. - Dans une vaticination assez fumeuse de la fin des années 50, Céline affirme que le roman contemporain n’a plus rien à nous apprendre, dans la mesure où toute information est désormais filée par le journalisme, le reste relevant de la « lettre à la petite cousine ». Mais je crois, pour ma part, qu’il a tort, et les romans d’un Philip Roth, d’un J.M. Coetzee ou d’un Amos Oz en sont l’illustration.
Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, en imminente voie d'impression aux bons soins de l'imprimeur Gasser du Locle, pour Olivier Morattel.
Images: Patricia Highsmith et sa machine à écrire