La dernière fois que j’ai déménagé pour atterrir ici dans le 78, il y a bien longtemps, je n’avais pas grand-chose à emporter. Une valise de fringues, un tout petit frigo, quelques assiettes et une casserole, une mini télé et ma chaîne Hi-Fi. Ah oui, il y avait aussi mes bouquins et mes disques.
Toute ma fortune se résumait à ces étagères de livres et de disques vinyles envahissant mon modeste studio à Courbevoie. Fortune affective plus que matérielle, car si je vois très bien les sommes englouties dans leurs achats, je sais aussi que tout cela ne vaut plus tripette à la revente. Si j’avais imaginé en faire un placement c’eût été une grosse erreur. Mais là n’était pas mon but, il ne le fût jamais. Ce n’était que la face visible des deux grandes passions de ma vie, lecture et musique.
Les déménageurs m’apportèrent une pile de cartons et je m’attelai à la tâche d’emballer un millier d’albums et certainement autant de bouquins. Je passe sur l’aspect méthodologique, à savoir la codification adoptée pour qu’à l’arrivée je puisse marier contenu et contenant afin de reclasser au plus vite mes précieux trésors sur leurs étagères. Un disque mal classé au milieu d’un millier de ses semblables, c’est comme une aiguille dans une botte de foin, une disparition qui peut durer l’éternité ou plus.
Peu coutumier des déménagements, certains angles de l’opération m’échappèrent. Pour les vinyles ma priorité était leur sécurité. Une poussière sur le noir immaculé de la rondelle me mettait en transe en temps normal, alors un déménagement… Pour garantir leur intégrité physique, il me semblait évident qu’en remplissant un carton de manière à ce qu’ils se pressent les uns contre les autres mais sans exagération, serait la meilleure solution. Je l’adoptais et je cerclais mes cartons avec force bandes de scotch marron spécial déménagements.
Je procédais ainsi pour toute ma collection de disques et idem pour les bouquins. Las, j’avais fait l’impasse sur un élément non négligeable quand on déménage, le poids des cartons. Car il faut bien les porter ces fichus cartons ! Imaginez un carton qui à l’origine contient six bouteilles d’eau, rempli de disques vinyles, hé bien je vous garantis que ça pèse un âne mort. Même si là, c’était moi l’âne de ne pas y avoir pensé.
Pris par le temps et me réconfortant en imaginant que les déménageurs sont des gros balèzes tout en muscles qui ne feraient qu’une bouchée de mes cartons, je priais pour que tout se passe du mieux possible. Le jour J, les gars sont arrivés. Et j’ai vu ce que je n’aurais jamais voulu voir.
D’emblée ils m’ont engueulé d’avoir bourré les cartons, et il est vrai qu’ils n’étaient pas si costauds que je l’espérais. J’ai bien glissé dans la conversation que je tenais à ces paquets comme à la prunelle de mes yeux, mais j’ai bien compris qu’eux ils s’en battaient l’œil. Et ça n’a pas traîné, dès le premier carton emporté, il a dévalé l’escalier comme un gamin sortant de classe quand sonnela cloche. Le bruit du carton dans les marches, heurtant chacune d’elle pour rebondir sur la suivante, m’a arraché le coeur. J’ai ravalé mes larmes et mes jurons pour ne pas énerver plus encore mes déménageurs qui m’ont paru passablement excités dès leur arrivée. Aggraver la situation ne pouvait qu’aboutir à la destruction massive de mes biens les plus chers. Mort à l’intérieur, j’ai laissé les professionnels poursuivre leur travail. Ils gueulaient à chaque colis emporté mais finalement il n’y eut plus de chutes.
Arrivés à destination mes cartons ont meublé mon appartement durant plusieurs jours, le temps que j’installe chacun à sa place. L’ouverture des colis n’a pas révélé de dommages irréparables comme je le craignais tant. Livres et disques ont pu s’étaler sans vergogne sur de nouvelles étagères dédiées à leur confort.
Aujourd’hui mon trésor a pris plus d’ampleur encore évidemment, les murs de mon chez moi ne sont pas extensibles, les bouquins se frictionnent dans les bibliothèques, les vinyles devenus CD se tassent dans leurs meubles. Je commence à me creuser les méninges pour envisager un aménagement intérieur autre, mais ce n’est pas simple.