Michaël Glück | Passion Canavesio | Passion-Judas

Publié le 06 avril 2012 par Angèle Paoli
Michaël Glück, Passion Canavesio,
moi, Judas

L’Amourier , Collection Grammages, 2010.
Frontispice de Canavesio.


Lecture d’Angèle Paoli


Giovanni Canavesio, Judas l'Iscariote
Source


PASSION CANAVESIO | PASSION-JUDAS


  Passion Canavesio. En sept chants, sept poèmes narratifs, « sept morceaux de lune » se dit et se vit « la Passion selon Michäel Glück ». Passion-Judas. Des vingt-cinq tableaux consacrés par le peintre piémontais Giovanni Canavesio à la Passion du Christ et au Jugement dernier, le poète Michäel Glück ne retient dans son recueil que les sept épisodes concernant Judas (miroir inversé des « sept dernières paroles du Christ en croix » ?). Judas, « l’apôtre qui n’est plus l’apôtre ». Passion Canavesio.

  En sous titre, le « moi, Judas » annonce les vers anaphoriques qui ouvrent le chant VI :

« Ego Judas
ego moi je Judas
ego moi je Judas juif
ego Canavesio »


vers qui posent la question de l’identité entre le peintre et son sujet. Entre Canavesio et Judas. Et peut-être entre le poète et l’homme « sans visage ».

  Passion troublante qui lie l’homme à l’homme, le poète au peintre, le poète à Judas. Sombres et cruelles passions qui prennent le lecteur au dépourvu, l’entraînent par-delà les siècles et par-delà la mémoire, « là-haut | dans les échafaudages » du côté du « vieux peintre », dont tremble le pinceau, et du côté de Judas qui traîne le drame de sa trahison dans le remords qui le ronge. Et le pousse vers son dénouement : et se suspendit.

  Annoncé dès la première de couverture, le « frontispice de Canavesio » éclaire violemment et soudainement le titre de l’ouvrage. L’épisode pictural choisi en écho par le poète pour illustrer la tension du poème est celui du chant VII et de l’auto-pendaison finale de Judas, telle que l’a représentée Canavesio. C’était en 1492, près du village de La Brigue, en pays niçois, dans la chapelle Notre-Dame des Fontaines. Attaché par une corde à la branche d’un arbre, Judas offre au regard des fidèles ― depuis plus de cinq cents ans ― le spectacle insoutenable de sa face hideuse, de ses entrailles mises à nu, tripes et boyaux déchiquetés par le Griffu. De cette abominable viandaille s’évade l’âme du défunt, librement interprétée par Canavesio sous la forme d’un enfant mâle :

« le voici lui le nu
le nouveau-né ou mort
hors des tripes
vomissure entre les vomissures »…


  Poème spéculaire et circulaire ― qui entraîne le lecteur des vers de Michaël Glück aux fresques réalisées par Canavesio et à la relecture de l’histoire de Judas dans les Évangiles (Matthieu, Luc) pour revenir au texte initial , Passion Canavesio suit le schéma narratif de la fresque consacrée à l’histoire de Judas l’Iscariote, depuis sa mise au ban du cercle des convives lors de la Cène jusqu’au dénouement de la pendaison, en passant notamment par l’épisode du baiser et celui des fèves noires.

  Que s’est- il passé en amont de l’entrée en scène de Judas pour que Judas perde son visage d’homme et son statut d’apôtre ? Seul l’exergue, peut-être emprunté à Matthieu (« Ce que tu es venu faire, fais-le »), peut mettre le lecteur sur la voie d’une possible interrogation : « Ce que tu as à faire, fais-le ».

   Composés de vers libres répartis dans des strophes brèves, l’énigmatique poème de Passion Canavesio croise et entrecroise époques et passions. À travers chants et phylactères, répétitions et anaphores, le poète scande l’histoire de celui qui a vendu le Christ contre la somme de trente deniers. Le poète prend appui sur le moindre détail de chacune des fresques pour décliner les épisodes de la vie de Judas et son rôle fatidique dans la Passion du Christ. Opposition des visages ― le Christ/Judas ―, couleur des vêtements, position des hommes ― assis/debout/agenouillé ―, délimitation des espaces et des seuils, position des pieds, chaussés/déchaussés. Tout un peuple de fidèles habite la vie de Judas, accompagne l’Iscariote dans ses déplacements et dans ses rencontres, l’entoure de sa vie propre et de sa peur. Les fidèles miment encore sa Passion dans les villages :

« il fallait affubler l’idiot du village d’une tunique jaune
ou vêtir le plus pauvre
lui donner monnaie trébuchante
pour qu’il figurât
              Judas
     dans la Passion
qui se jouait »…


  D’un chant l’autre, la tendresse du poète pour le réprouvé se lit en filigrane. N’y a-t-il pas dans les entrailles de chacun de nous un Judas qui sommeille ? Les fidèles qui viennent « dans l’hiver de l’homme » ne sont-ils pas, tout comme lui, « peseurs de deniers »/« comptables des peines »/« usuriers des douleurs » ?

peccavi peccavi hurle sur ses tréteaux celui qui joue Judas.

« qu’on l’étripe qu’on l’éventre
qu’on le pende hors de la ville
qu’on le jette hors du jardin
un sac n’est qu’un sac
outre gonflée de vent
de mots aussi faux
  qu’un baiser »


hurlent les hommes dans leur nuit.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli



■ Michaël Glück
sur Terres de femmes

L'Enceinte (note de lecture d’AP)
«cette chose-là, ma mère…»



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