Paris, jardin du Petit Palais
Ph. © L’Affiche/D. Milherou
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9 avril, 17h, jardin du Petit Palais.
“Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps”, lis-je en zappant sur google ce dimanche, à propos de Giorgio Agamben, écouté la veille, dans l’auditorium du Petit Palais. Mes études de philosophie n’ont pas été assez sérieuses pour m’installer dans le savoir, aussi je fais résonner les concepts à défaut de les décortiquer – genre, vibration de la voix poétique, soyons pédante. Echappées belles de la pensée : en élève libre, prélever dans la matière offerte de quoi nourrir son propre questionnement. D’ailleurs, la démarche revendiquée par Agamben est d’afficher d’entrée son refus de répondre par des opinions à l’intitulé d’un débat* quel qu’il soit ― y compris celui du jour, sur “La fin de la littérature”. Toujours s’en tenir à sa propre recherche, dit-il. Dont acte.
Depuis ce matin, Paris éclate de lumière, une lumière à la douceur rare ― ici le printemps dure peu, arrive tard et bascule dans un étouffement caniculaire, surtout depuis quelques années. On est pourtant peut-être deux cents à avoir choisi de passer l’après-midi en sous-sol, lumière artificielle, air raréfié ― un tombeau, cet auditorium du Petit Palais, même si les fauteuils sont d’un confort rare. En haut, à la surface de la ville, pollen et jambes nues, lunettes opaques, visages blancs tendus vers le ciel. Le peuple languissait au sortir du tunnel de l’hiver, et avec le soleil ce sont des chenilles monstrueuses de touristes et de Parisiens masqués en touristes, qui prennent possession des rues, s’allongent sur les pelouses ― plus tard je rejoindrai les Tuileries.
Pendant ce temps les taupes creusent en sous-sol. Sonde poétique, désœuvrement, littérature au centre dérobé. Pouvoir de sa propre impuissance, entends-je. Tout cela résonne en moi, bien sûr, à défaut de raisonner. Descendre profond au creux de l’être, en remonter des mots sans trop perdre en vérité. Ce sens poursuivi qui toujours se dérobe – et pour compenser on l’enrobe de formes sonores qui croiraient se suffire. Les murs qu’on élève, contre et avec l’absence, l’inconnu, l’immaîtrisable. Je brode, j’invente, m’évade.
Et c’est au sortir de la conférence, en haut des marches, que j’aperçois, derrière la large baie vitrée, le jardin intérieur du Petit Palais. Ce n’est pourtant pas la première fois que je viens ici. Je colle mon nez à la vitre, est-ce la lumière solaire du jour qui révèle le lieu, petit boudoir en demi- cercle, à ciel ouvert ? Une intimité soudain révélée, position de voyeuse que la mienne, en retrait de la vitre. Je regarde : végétation foisonnante, palmiers, bosquets de fleurs… Des gens “heureux”, ainsi je les qualifie d’emblée, assis sur des chaises en fer forgé, sous la colonnade de mosaïque et de marbre, ou installés nonchalants sur les marches. Une minute ou deux j’hésite, m’avance vers la sortie, et puis non, me retourne : est-ce que je peux aller au jardin sans billet d’entrée au musée, demandé-je à la gardienne… On me tend un ticket gratuit. Sésame. Le Petit Palais va bientôt fermer, mais j’ai le temps d’un jus de pomme bio, d’une assiette de financiers. D’un temps offert au temps.
Sous la colonnade, je ne sais pourquoi, je photographie les sculptures en marbre noir. Nudités classiques. Hanches larges. Ces photos n’ont aucun intérêt. Si ce n’est que, “ hic et nunc ”, comme dirait Agamben, ici et maintenant, je suis. C’était un des premiers titres de ce journal, Ici et maintenant. Boucle bouclée : un des meilleurs signes, dans l’écriture. Cela signifie qu’elle a foré son chemin, en bonne taupe aveugle.
Sylvie Gracia, « 9 avril », Le Livre des visages, Éditions Jacqueline Chambon | Actes Sud, 2012, pp. 199-200.
* NOTE d’AP : Colloque « La littérature, à quelle fin ? », avec Giorgio Agamben et Martin Rueff, dans le cadre des samedis littéraires du Petit Palais. [Je me demande si Philippe Beck était dans la salle. Je lui demanderai]
QUATRIÈME DE COUVERTURE DU LIVRE DES VISAGES
Durant une année, Sylvie Gracia s’astreint à publier régulièrement sur facebook une photo prise avec son téléphone portable, puis écrit la réaction spontanée que cette image fait naître en elle. S'invente alors au jour le jour une nouvelle forme du Journal littéraire où le plus intime surgit d’un étonnement, d’un éclat de colère, d’une peur d’être dévoilée, d’un désir soudain avoué. Ici, c’est le fragment, si consubstantiel à notre modernité, qui dévoile le réel, et la poésie la plus délicate comme la critique la plus féroce peuvent en naître. Ici l’instant est roi. Qu’il s'agisse du regard d’une femme de cinquante ans sur son propre corps, de la tendresse d’une mère pour ses filles, de l’appartement familier, d’un paysage urbain mais aussi d’idéologie ou de politique, l’œil est comme neuf, lavé, et même l’épreuve de la maladie, grâce à ce processus de distanciation, pourra peut-être se vivre autrement.
■ Voir aussi ▼
→ (sur Terres de femmes) Giorgio Agamben | Écritures bustrophédiques (note de lecture d'AP sur Idée de la prose)
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