CritiquePhilip K. Dick inédit
Par FRÉDÉRIQUE ROUSSELSon aura a dépassé le champ de la science-fiction. La stature d’écrivain de Philip K. Dick, goûté tôt en France, bien plus que chez lui aux Etats-Unis, lui confère une place à part ici-bas. Comparable à des auteurs qu’il affectionnait, un Lovecraft ou, d’après l’éditeur Gérard Klein (1), un «Edgar Poe (1808-1849), estimé en son temps et peut-être aujourd’hui encore avec une certaine distance par l’établissement littéraire de son pays alors que son succès fut en France rapide et durable grâce, certes, aux traductions de Charles Baudelaire». Par sa capacité à séduire des lecteurs bien au-delà du cercle des amateurs de SF et à transfuser dans d’autres disciplines artistiques, à l’image du Britannique J. G. Ballard. Peut-être parce que tous deux n’ont pas pris la science comme référence principale, préoccupés de préférence par le développement humain et une certaine vision de la société. Là s’arrête l’affinité, leur appréhension du réel diverge totalement.
Qu’est-ce qui est réel ? apparaît comme la question récurrente de l’Américain. Généreuse source cinématographique, son œuvre a même été labellisée postmoderne pour sa tendance à explorer les dérèglements sous-jacents de la société et les germes de destruction de la modernité. Il n’y a pas qu’une seule lecture de Dick, et se replonger dans certains de ses romans peut procurer le sentiment d’y découvrir de nouvelles grilles. A l’heure du trentième anniversaire de sa mort, le 2 mars 1982, et du chantier de réédition et de révision de J’ai lu, on repart de zéro.
Exutoire. Sa rencontre avec la science-fiction tenait du souvenir radieux. Philip K. Dick aimait se rappeler l’adolescent de 12 ans revenu de chez le marchand de journaux avec la trouvaille de son existence. En 1940, comme le rapporte son biographe Lawrence Sutin (2), il tombe ainsi par hasard sur le pulp Stirring Science Stories. En 1974, il évoquait ainsi dans une interview cet attrait majeur : «Ce que vous lisez en science-fiction n’est pas vrai maintenant, mais tout le monde sait que ce qui n’est pas vrai aujourd’hui le sera peut-être demain. Et cela crée chez certaines personnes un sentiment très étrange, le sentiment que la réalité décrite dans l’ouvrage ne diffère de la leur que sur le plan temporel. Comme si toutes les histoires de science-fiction avaient lieu dans des univers alternatifs du futur, et qu’elles pourraient donc se produire vraiment un jour» (3). De là naquit la passion pour le genre d’un écrivain en herbe qui ne rêvait pourtant que de littérature classique. Paradoxe que soulève la préface de Gérard Klein en ouverture du premier omnibus publié par J’ai lu, «Nouveaux millénaires». C’est lui qui publia le premier Dick, l’Œil dans le ciel (1956) sous le titre les Mondes divergents (1959). Entre 1950 et 1960, Dick, qui a décidé de devenir écrivain professionnel, écrit pas moins d’une petite dizaine de romans réalistes. Tous sont refusés. Certains ne sont pas arrivés jusqu’aux lecteurs, les autres y parviendront de manière posthume comme Pacific Park (1993) ou Mon royaume dans un mouchoir (1994).
Voici venir en France son tout premier manuscrit achevé entre 1949 et 1950, le volumineux Gather Yourselves Together, finalement publié en 1994 par WCS Books. O Nation sans pudeur, de son titre français, met en scène un huis clos entre trois personnes restées gérer la transition dans les locaux d’une société américaine en Chine, après la victoire des communistes de Mao Zedong en 1949. Roman introspectif dans l’attente de l’événement à venir, exutoire personnel et relationnel dans une construction gigogne perturbante et souvent barbante. Si la structure, les tunnels de flash-backs et les dialogues filandreux sont à mettre au compte de la maladresse d’un premier roman, on peut y dénicher en germe des problématiques dickiennes. Ainsi du personnage secondaire de Teddy, conquête féminine de Verne Tildon, un des membres du trio, qui serait inspiré de la sœur jumelle de Philip, morte à six semaines faute de soins, et qui hantera toute son existence. Ainsi aussi de cette façon oblique de soulever les apparences : «Certaines couleurs se situent en dehors du spectre visible à l’œil nu ; de la même manière, Verne percevait des réalités d’importance majeure qu’aucun homme n’aurait même pas remarquée.» Peut-être aussi de cette allusion au hasard ou la prédestination venue d’en haut, matrice de Loterie solaire (1955) et expérience puissante de la fin de sa vie. «Etait-ce un phénomène régi par une loi cosmique ? Une loi selon laquelle les faits et les êtres devaient rester en vie, conserver éternellement leur existence propre, jusqu’à ce que puisse avoir lieu une fin écrite à l’avance ?»
Meneur de jeu. Autre triangulaire, mais qui a pour cadre l’Amérique des années 50 : Sur le territoire de Milton Lumky, écrit par Dick en 1958 et demeuré comme de logique dans les cartons jusqu’en 1985. Lui-même en fait l’article en avant-propos, avec humour, même si la suite le dément en partie. «Voici un livre extrêmement drôle, et bon, par-dessus le marché ; les aventures qu’il narre arrivent à des vrais gens, qui prennent vie au fil de la lecture.» Ce roman noir, réédité en poche dans la flopée J’ai lu, suit un jeune commercial à la personnalité incolore qui s’installe en ménage avec son ancienne institutrice, également convoitée par le fameux Milton Lumky. En fond de cour, l’histoire traite des débuts du développement des enseignes discount, de la globalisation de la production, et de la confrontation avec les tenants du commerce de proximité. C’est déjà clairement une Amérique schizophrène qui est dépeinte.
Pendant quasiment la même période où il enchaîne les textes réalistes et les nouvelles, entre 1950 et 1960, l’écrivain qui en est à son troisième mariage, produit six romans de SF, rassemblés dans le premier omnibus. Jugés parfois de série B, ils témoignent d’une évolution intéressante. Même le premier, Loterie solaire, d’inspiration vanvogtienne, met en place une mécanique d’antagonisme entre les individus et un pouvoir oppressif au XXIIIe siècle. Chacun peut devenir maître de la planète si la bouteille de loterie magnétique le désigne comme Meneur de jeu. Mais ce procédé aléatoire, destiné à éviter la concentration des pouvoirs, apparaît paradoxalement comme un facteur d’aliénation. Les individus sont classifiés, considérés comme les serfs du maître des Collines, auquel ils prêtent un serment inviolable, et s’adonnent du coup à la superstition des amulettes. «Tout le monde s’efforce d’interpréter les signes et les augures, vols de corneilles blanches et veaux à deux têtes. Nous dépendons tous du hasard ; nous perdons le contrôle de la réalité parce que nous ne pouvons plus rien planifier», dit Verrick, qui vient d’être destitué par Cartwright. Benteley comme Cartwright sont les grains de sable dans la structure sociale de cet univers, dernier zeste de liberté dans un monde contrôlé. «Tout se passe comme si l’écrivain de SF, quand il remarque une toute petite graine dans le monde actuel, devait imaginer d’une manière ou d’une autre la croissance de cette graine : jusqu’où ira-t-elle ?» expliquait Dick un jour.
Le Maître du haut château (1962) va représenter le véritable tournant dans la carrière du «Shakespeare de la science-fiction», dixit le philosophe américain Fredric Jameson. Il va résoudre enfin le grand écart qui le partageait entre ses aspirations à devenir un auteur de littérature à succès et son inclinaison originale vers des univers de SF. Devenu un classique de l’uchronie et exemple incontournable pour la définir, le Maître du haut château décrit un monde où les nazis et les Japonais ont gagné la Seconde Guerre mondiale. Un peu comme dans Loterie solaire, les individus se trouvent dépossédés d’eux-mêmes. Dick, qui a découvert en 1961 le Yi-King, oracle chinois vieux de 3 000 ans, s’en est servi pour composer le roman, l’interrogeant à chaque tournant de l’intrigue. Ce chef-d’œuvre sera couronné par le prix Hugo en 1963.
Or, au même moment, son agent qui ne parvient décidément pas à vendre ses romans réalistes les renvoie à l’auteur. Celui-ci se consacrera désormais à plein-temps à la SF, s’attaquant avec ambition au suivant, Glissement de temps sur Mars (1964). Lui-même analyse ainsi ce déclic : «Avec le Maître et Glissement de temps sur Mars, il me semblait avoir jeté un pont entre le roman réaliste expérimental et le roman de science-fiction. Tout à coup, j’avais trouvé le moyen de faire ce que je désirais en tant qu’écrivain. J’avais en tête toute une série de livres, la vision d’une science-fiction nouvelle émergeant de ces deux romans.»
(1) «Incertitudes et paradoxes», préface à «Romans 1953-1959». (2) «Invasions divines, Philip K. Dick, une vie», traduit de l’américain par Hélène Collon, Folio SF. (3) Interview de Arthur Byron Cover dans «Bifrost», spécial Philip K. Dick, numéro 18, mai 2000.
http://www.liberation.fr/livres/2012/04/11/sf-et-realisme...