Jeux de Clés
« L'art ne reproduit pas le visible ; il rend visible. » Abondamment citée, récupérée, détournée, cette phrase de Paul Klee, inscrite en ouverture de son « Credo du
Il faut donc lire - et citer un peu abondamment - les paragraphes suivants : « Et le domaine graphique, de par sa nature même, pousse à bon droit aisément à l'abstraction. Le merveilleux et le schématisme propres à l'Imaginaire s'y trouvent donnés d'avance et, dans le même temps, s'y expriment avec une grande précision. Plus pur est le travail graphique, c'est-à-dire plus d'importance est donnée aux assises formelles d'une représentation graphique, et plus s'amoindrit l'appareil propre à la représentation réaliste des apparences.
[...] Les éléments spécifiques de l'art graphique sont des points et des énergies linéaires, planes et spatiales. Exemple d'élément plan ne se laissant pas décomposer en unités subordonnées : l'énergie, uniforme ou modulée, issue d'une pointe large. Exemple d'élément spatial indivisible : la tache vaporeuse, en général inégalement chargée, laissée par le pinceau entier. »
Ainsi écrit Paul Klee, usant d'un style déroutant, mi-prophétique mi-technique. L'art est démiurgique, mais cette recréation du monde se fonde sur l'emploi rigoureux, maîtrisé, d'un vocabulaire plastique fait de signes soigneusement élaborés. « Partis des éléments plastiques en passant par les combinaisons qui en font des êtres concrets ou des choses abstraites tels les chiffres ou les lettres, nous aboutissons à un cosmos plastique offrant de telles ressemblances avec la Grande Création qu'il ne faut plus qu'un souffle pour que l'essence de la religion s'actualise. » En d'autres termes, l'art n'est fait que de signes. Mais ces derniers ne prennent sens - ne deviennent symboles, donc - que lorsqu'ils sont combinés de façon dynamique, à l'instar des différentes parties du monde s'associant en un Grand Tout. Le signe n'est qu'un outil dans la quête du spirituel.
Dès lors, pour qui veut tenter d'approcher le sens de l'œuvre de Paul Klee, il est nécessaire de prendre conscience au préalable de deux points essentiels. Tout d'abord, que les signes qui peuplent ses œuvres peintes, dessinées et gravées ne sauraient être décrits au moyen d'une logique d'inventaire pointant une liste de motifs récurrents. Chaque signe, chaque motif joue au sein du tableau où il apparaît un rôle équivalent à celui d'un mot saisi au sein d
Regardons quelques œuvres - Éros (1923), Villas florentines (1926), Ad Parnassum (1932) et Projet (1938) - pour voir comment cela se manifeste, mais aussi comment, durant toute sa vie de peintre, Klee n'eut de cesse d'inventer sa propre langue des signes.
Ainsi dans Jadis surgi du gris de la nuit. Cette aquarelle de 1918 fait partie d'un ensemble d'œuvres dites « calligrammes ». Ici, comme plus tard avec des chiffres, des points d'interrogation, des flèches, des pendules, des étoiles, il écrit une sorte de partition dans laquelle la lettre est élevée au statut de signe plastique. Pris dans des masses colorées, lettres et mots deviennent image, tableau, empêchant une lecture simple et rationnelle. Bien plus qu'un texte enluminé, ou mis en couleurs, Klee nous montre un moment dans un processus de métamorphose. La lettre, support traditionnel de la transmission du sens, devient progressivement signe abstrait - plastique -par son intégration au matériau. Elle se transforme littéralement en peinture, à moins que ce ne soit la peinture - couleurs et traits - qui ne tende à devenir nouveau langage. Plutôt que de calligramme, sans doute faudrait-il parler ici d'une recherche de l'énigme. Car loin de soumettre la présentation du texte à une logique picturale destinée à manifester visuellement le sens de celui-ci, comme le faisait alors un Guillaume Apollinaire dans ses poèmes, Klee jette sur les mots un voile de mystère fait de plans colorés. La couleur n'illustre pas les mots, elle les assimile, les absorbe jusqu'à les transmuer en signes plastiques. Klee cherche à créer une langue chiffrée qui ressemble à un texte énigmatique et renforce la polyphonie du tableau. Une recherche qui réside sur une mise en tension de l'écrit et du peint, l'un contaminant l'autre sans jamais l'emporter sur lui. « Les tableaux nous regardent », dira Klee dans une fameuse conférence prononcée à léna en janvier 1924. On pourrait ajouter qu'ils parlent, à plusieurs voix...
SUIVEZ LA FLÈCHE
Dès ses jeunes années, le peintre va explorer le pouvoir symbolique de motifs réduits à leur épure. Ainsi va-t-on retrouver non seulement des lettres, mais aussi des croix, des yeux, et des fragments d'objets dans nombre d'œuvres où ils ont une fonction que l'on pourrait nommer d'« équivalence ». L'œil, par exemple, est là en lieu et place de l'être humain, partie valant pour le tout. Ni figuratif ni abstrait, l'artiste cherche les formes qui auront la plus grande puissance d'évocation, et c'est dans ces signes construits sur la réduction du naturel à sa structure élémentaire qu'il trouve son outil. Le signe fait ainsi du tableau un microcosme. Un équivalent plastique d'un Grand Tout macrocosmique. Il joue le rôle de lien entre le monde fini et son fondement infini. Il est l'instrument d'une vision métaphysique du monde et de l'art.
C'est cette quête d'un art équivalant au monde qui le conduit à concevoir Éros. Là, il cherche à créer un équivalent purement formel de cette force d'attraction universelle qu'est l'amour. Cette œuvre appartient à une série d'aquarelles fondée sur l'étude des gradations chromatiques, série entreprise dans le cadre de son enseignement au Bauhaus
Klee veut faire saisir la mise en tension des éléments picturaux nécessaires à la genèse des formes. Ce qui ne serait qu'un simple exercice pictural prend tout son sens par l'introduction d'un titre - Éros - visible, comme souvent, dans le bas de l'œuvre. Dans son cours du Bauhaus, l'artiste explique : « Le triangle se forme dans le processus suivant : un point établit un rapport de tension avec une ligne et réalise cette tension en obéissant à l'ordre de son éros. » Obéir à l'ordre de son éros : deux triangles se pénètrent mutuellement, dans lesquels s'inscrivent deux flèches. La grande, en bas, indique la direction de l'« attraction », tandis que la petite entre en contact avec un triangle rouge, origine du monde et fin du tableau. Éros, c'est la vie insufflée aux signes...
S'il ne reproduit jamais le visible, Klee ne devient jamais purement abstrait pour autant. Ou, plus exactement, l'abstraction ne peut se penser chez lui que, à proprement parler, comme abstraction de la réalité. En d'autres termes : le signe se construit par réduction du monde à des structures primaires. Rendre visible, c'est aussi cela : manifester le permanent sous le divers, le sous-jacent masqué par le foisonnement du visible. Dans Villas florentines, l'artiste restitue une vision urbaine par l'accumulation, sur un même plan, de pictogrammes et de signes qui quadrillent l'espace en même temps qu'ils en livrent le sens. Alternant dessin et incision de la surface, jouant sur la diversité et la dissymétrie pour éviter la monotonie, le peintre projette l'espace réel urbain dans celui, imaginaire, de la carte. Déjà, lors de son voyage en Tunisie du printemps 1914, il avait pris conscience de la fertilité du motif urbain dans sa recherche artistique. Instruit par l'œuvre du peintre français Robert Delaunay de la puissance spatialisante de la couleur, de sa capacité à créer l'espace sans avoir recours aux moyens traditionnels de la perspective, il découvre à Kairouan une nouvelle façon de peindre. Dans son Journal, il note : « Le matin, face à la ville, j'ai peint dans une lumière légèrement dispersée, à la fois claire et tendre. » Cette attention aux modulations de la lumière et de la couleur va néanmoins de pair avec une volonté de structuration. « Me suis attaqué à la synthèse de l'architecture de la cité et de l'architecture du tableau. » Dès lors, c'est cette idée d'unité qui va prédominer : unité du monde et de l'art, dont l'artiste est le point de jonction. En Tunisie, Klee déclare : « La couleur et moi sommes un. Je suis peintre. »
Au-delà des signes, c'est donc aux questions de structure, d'organisation générale de la surface picturale que s'intéresse l'artiste. Structures en damiers, en bandes horizontales, etc. L'artiste cherche, surtout à partir de 1930, à trouver un mode de composition, qu'il nomme « polyphonique », dans lequel les formes-signes s'associent pour créer une dimension nouvelle. Dans son Journal, dès 1918, à propos de l'oeuvre de Robert Delaunay, il notait : « La peinture polyphonique est en ce sens supérieure à la musique, que le temporel y est davantage spatial. La notion de simultanéité s'y révèle plus riche encore. »
VERS L'ÉPURE
Ad Parnassum, abréviation probable de Cradus ad Parnassum, titre d'un traité du XVeme siècle sur l'art musical du contrepoint, est sans doute l'un des aboutissements les plus manifestes d'une telle conception. Reprenant l'idée de composition musicale à plusieurs voix que désigne le terme de polyphonie, Klee radicalise le mode de composition de Villas florentines en superposant en un même espace deux modes de composition. Une structure en damier, classique chez lui, pour constituer le fond. Et, par-dessus, saturant l'espace, une suite de petites touches serrées, dont la monotonie formelle est contrecarrée par de multiples changements de couleur et d'intensité lumineuse. Gradus ad Parnassum : la perfection du système formel qui permet notamment d'obtenir la sensation de la profondeur sans avoir recours aux moyens traditionnels de la peinture devient ascension vers le Parnasse, plus haut degré de perfection de son art.
À partir des années 1930, le style de Klee ne fait que progresser vers l'épure. La montée en puissance du nazisme, mais aussi les progrès de la maladie qui finira par l'emporter le 29 juin 1940 concourent à faire de lui un artiste de plus en plus silencieux, allant de façon radicale vers la plus grande économie de moyens. Gardant les principes élaborés dans les oeuvres précédentes - superposition, voire entrelacement de deux plans en un même espace -, il crée une série d'oeuvres sur un principe de conjonction de deux ensembles : l'un fait de plans colorés irréguliers, l'autre composé de traits noirs répartis en différents endroits de la surface. Tendant vers un art plus abstrait, ou, plus exactement, plus musical que jamais, Klee se met alors à concevoir ses travaux moins comme une confrontation de signes que comme un affrontement de rythmes. Les signes noirs - simples traits de longueur variable - sont les instruments d'une visualisation du rythme, d'une transmutation de la peinture en mouvement, en danse des lignes et des couleurs. Si l'art de Paul Klee devait être résumé à une phrase, sans doute faudrait-il parler d'une quête, poursuivie une vie durant, celle de l'invention d'un nouveau langage. Le retour, à partir de 1938, d'une forme d'écriture abstraite qui vient peu à peu envahir l'ensemble de sa production ne fait que confirmer cela. « Écrire et dessiner sont identiques en leur fond », notait-il dans un cours. En fait, c'est déjà ce que montrait Jadis surgi du gris de la nuit. Mais, avec Projet, Klee livre la version la plus aboutie de sa recherche d'une écriture proprement picturale, voyant revenir pictogrammes et idéogrammes sous une forme nouvelle. Ici, l'organisation même de la surface peinte nous permet de saisir, une dernière fois, la nature du signe dans cette œuvre, ou, plutôt, la façon dont Klee s'empare de la nature pour la transformer, par la peinture, en signe.
Klee est en fait l'un des plus justes représentants, au XXe siècle, de ce courant de pensée dont l'Allemagne a été le fer de lance au XIXe : le romantisme. Non que ses travaux soient peuplés de ruines, de scènes nocturnes ou de rêves, comme le voudrait le cliché (ils sont néanmoins souvent empreints de mélancolie), mais précisément parce qu'il affirme le caractère organique et symbolique de l'œuvre d'art.
Organique parce que, pour illustrer sa célèbre parabole de l'arbre, selon laquelle l'artiste est un tronc dont la ramure (les œuvres) s'épanouit simultanément dans toutes les directions, Klee croit au caractère unitaire et organique de la création. Le monde est comme un corps humain formé de milliards de cellules à la fois singulières et reliées les unes aux autres par leur origine commune afin de former un grand tout. Tel est le monde, telle doit être l'œuvre d'art. D'où ce titre, dans ses esquisses pédagogiques, lorsqu'il distingue des motifs abstraits à portée symbolique : Symboles de formes en mouvement. Pas de formes sans mouvement. Pas de pouvoir symbolique sans dynamisme, relation, tension, attraction... Ainsi la toupie, le pendule, le cercle, la spirale, la flèche... sont-ils moins des motifs que les moyens plastiques d'une circulation de l'énergie vitale et créatrice.
Organique, l'œuvre est symbolique, enfin, car le signe est ce qui fait lien entre l'espace limité, graphique, du tableau, et son fondement infini. Aucun motif n'existe en soi, aucun règne n'est séparé des autres, tout est mouvement, circulation. Tout signe, dès lors, n'est que la manifestation provisoire de ce tout irreprésentable. Il est à la fois le commencement et la fin de l'œuvre d'art. Son vocabulaire et son ouverture à l'illimité.
SUR L'AUTRE RIVE
Cette tension permanente entre forme et sens, entre abstraction et manifestation du monde, c'est encore Klee q
Voyage des signes, à l'aventure. Un périple auquel pensait sans doute le poète Henri Michaux lorsqu'il donna pour titre à sa préface à une exposition de Paul Klee, Aventure des lignes.
P. Wat,