Fragments d'un homme ordinaire

Publié le 11 avril 2012 par Jlk

Inédit

En interné

Par François Debluë

Au dortoir de l’internat, ils sont plus de quarante.

Chacun a droit à son box ouvert. Les parois de bois sont à hauteur d’épaules.

Plus de quarante boxes en bois, cela fait déjà une belle écurie. Mais l’écurie est propre : on la balaie tous les matins et on n’y laisse rien traîner. Il n’y aurait d’ailleurs pas de quoi y laisser traîner quoi que ce soit.

Chaque box contient un lit équipé d’un oreiller et d’une couverture. Une tablette étroite tient lieu de table de nuit, mais on n’a pas le droit d’y rien déposer, ni verre d’eau, ni livre ni aucun objet personnel. On n’est autorisé à lire qu’à l’étude ou en classe. L’étude commence quand il fait encore nuit, à jeun, une heure avant le petit-déjeuner ; il y en a deux autres, entre les cours, en début et en fin d’après-midi ; il y en a une dernière après le repas du soir. On n’est pas là pour plaisanter.

À peine séparé des boxes du dortoir, un long bassin de zinc surmonté d’un long tuyau d’eau froide tient lieu de lavabo collectif.

À l’extinction des feux, le soir, il est strictement interdit de parler.

Un surveillant surveille. Un prêtre. Un de ceux qui leur donnent des cours pendant la journée, un de ceux qui surveillent l’étude et disent la messe, chaque matin avant le lever du jour.

Chacun d’eux a sa semaine de garde du dortoir, ses nuits de corvée durant lesquelles, quittant sa chambre habituelle, il est tenu de dormir dans une petite cellule près de l’entrée du dortoir.

À l’extinction des feux, seule demeure allumée une unique et faible veilleuse bleue.

Le surveillant parcourt les allées entre les boxes, s’assure que personne ne bouge, ne bavarde ni ne lit en cachette. Il est interdit de murmurer. Il n’est pas interdit de prier ni de pleurer.

Souvent, l’enfant pleure.

Sa solitude est immense.

Un soir, un prêtre plus jeune que les autres et récemment affecté à l’internat, retour d’Algérie où il a été soldat de l’armée française et où il a peut-être tué des hommes, un prêtre l’a entendu qui pleurait. L’enfant avait pourtant enfoui sa tête sous l’oreiller. Il craignait d’être entendu  – de ses camarades d’abord. D’instinct, il se cache. Mais le surveillant l’a remarqué.

Doucement, il s’est approché. Il s’est assis sur le rebord du lit. Il ne dit rien. Il passe sa main dans les cheveux de l’enfant, penche son visage vers celui de l’enfant qui pleure et qui a bien dû se retourner à son approche.

Des traits du visage penché sur lui, dans la pénombre, l’enfant ne peut rien distinguer. Mais il sent glisser sur ses joues à lui les larmes d’un jeune prêtre qui garde le silence.

(Ce texte constitue l'ouverture de la nouvelle livraison du Passe-Muraille, No 88, d'avril 2012, dont la parution est imminente. Il est extrait du dernier livre de François Debluë, Fragments d'un homme ordinaire, à paraître à L'Age d'Homme)

 Gravure: Félix Vallotton