News du Kid

Publié le 14 avril 2012 par Jlk

Après un périple avec ses deux compères David et Julien  à travers les Balkans et la Turquie, amorcé au début du mois de mars, Daniel Vuataz, alias la Kid,  raconte son dernier jour. Profusion et mélancolie...

À découvrir: le superbe site d'En Afrique, blog et photos. 

Le départ de Daniel

Le soir donne à Istanbul une drôle de couleur brune, avec des éclats de bronze sur les minarets et les toits des petites maisons de Kumkapı, tassées les unes contre les autres. Magasins de tapis, thé serré dans des tasses à col, cireurs de pompes qui lisent d’immenses gazettes au dernier soleil. Entre Sainte-Sagesse et la Mosquée bleue, les muezzins livrent leur battle de tremolos quotidienne. Ça vous tirerait presque une larme.
Ce bourdonnement de klaxons, ces passages à bestiaux surchargés de poussière d’ambre, ces types à moustache peignée assis sur des paniers à siroter leur café, cette odeur de vieux mouton sucré ; Istanbul, en un mois, n’a pas du tout changé. Pourtant il y a quelque chose de nouveau. Est-ce moi qui ai laissé le vide s’installer autour de mes pas ? Je n’ai pas trop le cœur à tailler la bavette, à palabrer avec qui que ce soit, et pourtant ce ne sont pas les occasions qui manquent. Le patron de l’Internet café a lâché mon épaule. Il a déplié son tapis derrière moi, il est à genoux, face à l’Orient, et se courbe à terre. Son frère chante les yeux fermés, au comptoir, en faisant rouler son chapelet coranique entre ses doigts. On est le 12 avril. La première boucle se referme.

C’est une sorte de rewind en accéléré, un peu décentré, un peu lâche. Je passe aux mêmes endroits, paye aux mêmes établissements, réserve les mêmes chambres, mais, comment dire, le cœur n’est plus du même côté de la poitrine. A cote de moi, Barbara et Renaud chuchotent en français à propos de leur itinéraire turc. Ils viennent d’arriver. Je leur glisse des conseils, des noms, des adresses, la presqu’île de Bozburum, le Fish Market de Fethyie, Geyikbayırı, d’autres choses… Mais j’ai un doute. Eux partent ensuite « sur l’Inde, par l’Iran, tu vois ». L’Asie en voiture, « à cause de la Syrie ». Ils ont vécus plus de deux mois avec les bûcherons et les bergers roumains, près de la frontière ukrainienne enneigée, ont vu des chiens crevés par les loups, ont partagé la soupe avec les romanichels, ont suivi le bord de la mer Noire jusqu’à Istanbul. D’autres histoires. Les mêmes histoires. Ils attendent beaucoup de la Turquie, forcement. Je ne sais pas trop quoi leur dire. Cette impression compliquée de devoir passer un témoin qu’on aimerait garder « par devers soi ». Ce qui est, d’après Brassens, la pire chose qui soit. Je souris, simplement, et redemande un çay au patron, occupé à vaporiser son petit parfum dans la pièce en béton. Les égouts ont encore refoulé. Il se marre. Son frère fume une Viceroy sur le pas de la porte. La même pièce. Il y a un mois. Retour à la case départ, en quelque sorte. J’espère un peu bêtement que le type va me reconnaître. Je sais bien que des milliers de gens, de voyageurs, de couples, d’aventuriers, de mecs en cravate sont passés depuis. Et je ne parviens qu’à dire et redire la même chose. Je me penche vers ce couple de français qui tente d’uploader ses dernières vidéos sur YouTube : « Tu verras, les Turcs, niveau hospitalité, c’est quelque chose d’unique. » Je parie que j’ai une drôle de gueule, quand je dis ça.

Quinze heures de bus entre Adana et Istanbul, c’est long. Suffisamment pour remâcher et tenter de digérer ces drôles de trente jours, avant que la suite ne vienne. J’ai quarante heures tout seul, et ce n’est pas plus mal, pour retomber sur mes pattes. Julien et David, avant-hier, ont attendus jusqu’au tout dernier moment, dans la gare routière, avant de tourner les épaules. Je n’arrivais pas vraiment à comprendre pourquoi je repartais seul. Con de chialer devant eux, con de ne pas chialer, con de partir, con de rester. Un job en Suisse, plus trop d’argent, Camille qui me rejoint bientôt pour continuer le voyage, me ramener en douceur à la maison. C’était prévu comme ça, mon bout de chemin devait s’arrêter juste en face de cette foutue Afrique. A Mersin, même si tu ne la vois pas, tu sais qu’elle est là, juste sous la courbure de la mer, à un jour de bateau. Elle nous narguait. Julien et David étaient tournés vers elle depuis plusieurs jours, de toutes leurs forces. D’une certaine manière c’est le début du vrai voyage, pour eux. Une blague que j’aimais bien répéter, avant de partir : « Ouais, je fais la partie vacances, après c’est vraiment l’aventure qui commence… ». Maintenant je me dis que revenir en arrière, ici, m’arrêter aux portes de l’Afrique, m’enfuir vers le Nord dans un gros bus Ulusoy flambant neuf vers cette ville furieuse que je ne comprends pas très bien, bref tourner les talons, c’est assez dingue et presque stupide. Mais qui aurait pu me dire que ça se passerait de cette manière ? A Mersin, dans le bureau de l’Antoine Makzume Agency, au-dessus des grues rouges, des containers Maersk Sealand et de l’agitation barbelée du port de fret, l’employée qui nous a aidé à trouver un bateau pour l’Egypte ne partageaıt pas du tout cet avis nostalgique. La Syrie était à moins de trois cent kilomètres. De ses yeux elle interrogeait David et Julien, avec incompréhension. « Why do you have to do that ? Why there ? You are crazy ! You’re so young, you come from a very rich and organized counrty, so why would you need to go to Africa ? And why spending all your Money in that ?? » Puis, se tournant vers moi, elle avait eu ces mots, comme en aparté mais suffisamment fort pour que tout le monde entende : « You are the luckiest, Daniel, to go back to Istanbul, to see your girlfriend again, and to take this boat to Venice ! You will have a lot of fun. This is the right decision ! »

Je ne peux pas dire qu’elle avait raison. Pas encore. J’avais envie de la gifler et de l’embrasser en même temps. J’ai dit au revoir. Ça piquait. J’ai enduré quinze heures de bus sauvage. J’ai débarqué comme un spectre amoureux dans une ville qui donne plus qu’elle ne reçoit. Istanbul est destinée à disparaître dans la vapeur des contradictions, à se défaire dans le bruit des voyageurs silencieux. Et maintenant je rentre en Suisse, par la terre et la mer, en trois semaines. Comme si prendre le temps aiderait à endiguer ce sentiment bizarre. C’est possible. Déjà j’imagine la silhouette de Camille aux portes de l’aéroport.

On l’a souvent répété mais j’y crois dur comme fer. La temporalité du voyage ne ressemble pas aux autres. Un mois, sérieusement, c’est quoi ? D’une pleine lune a l’autre, d’un loyer au suivant, quelques feuillets de calendrier par terre, quatre lundis, quatre dimanches, des broutilles ; vous l’avez vu passer, vous, ce mois, avec sa traîne dorée et ses putains d’histoires ?… Et Pourtant. Avant de partir j’étais à Vaduz, avec Camille. L’une des plus petites capitales du monde. Maintenant je suis à Istanbul. Et ça ne change pas grand-chose. Ou plutôt, tout a changé, infıniment, mais je ne vois pas encore très bien pourquoi. Je m’en fous, d’un côté. C’est une réaction normale, disent en chœur les liseurs de marc de la place Taksim et les réalisateurs barbus de Sundance. J’ai de quoi écrire, pour plus que de raison. Pour surfiler la métaphore jusqu’au bout de la corde, je crois que dans l’idée de la porte, ce n’est pas vraiment le palier qui importe. Plutôt le fait qu’elle s’ouvre et se referme autant de fois qu’on veut. Pour autant qu’on ait des mains pour l’entrouvrir, des pieds pour la claquer, des épaules pour l’enfoncer. Je me console avec ça.

Je pense bien à vous, les gars. Vous me manquerez, un bon bout de temps… Allez, back on track ! Vous avez du boulot. Il y a un continent entier et des flambées de pleines lunes australes qui vous attendent, juste là derrière, sous la corde détendue de la mer. Il suffit de frapper, et puis d’entrer. Ou l’inverse.

So long !

(Ecrit et publié a Istanbul)

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