LE CARNET SCORDATURA
Lake House, 14 avril, 4 heures du matin
Rêve abominable. Je me promenais avec ma mère au zoo du Bronx, et soudain on a vu un panier de pique-nique sur la pelouse. D’une voix neutre, Elisa me dit de l’ouvrir. À l’intérieur il y a un chat : je vois qu’il n’est pas mort mais affreusement blessé, la tête défoncée… Je suis horrifiée, mais Elisa me dit de sortir le chat du panier et de le retourner :
“Ah ! Regarde, dit-elle ensuite. Il faudrait mettre fin à ses souffrances.” Je regarde et m’aperçois qu’à la place de la cervelle, il y a un petit sac translucide et rempli de liquide, comme un utérus. Il contient deux œufs, deux fœtus : je comprends que la cervelle du chat est enceinte et qu’Elisa m’ordonne d’écraser tout cela pour que rien ne puisse naître. Elle, calme et autoritaire ― “Allez, vas-y” ― et moi, frissonnant de révulsion, les yeux rivés sur ce chat entre vie et mort : “Mais…tu es sûre ? ”
Des images atroces, insoutenables. Pourquoi Elisa voudrait-elle que j’assassine mes jumeaux ?
Ce livre encore embryonnaire, si absolument vulnérable, flottant entre l’existence et l’inexistence… Tête lourde, mains tremblantes, je m’accroche à ce Carnet Scordatura comme si c’était un rocher, et moi, un noyé perdu dans la tempête.
À l’aide ! à l’aide…
Plus tard (10 heures)
Je lui avais rendu visite hier.
Je voulais en savoir plus sur le haute-contre. J’avais envie qu’elle m’en parle franchement, de femme à femme, car il ne devrait plus y avoir de secrets entre nous, il est trop tard pour les secrets, nos rôles ont glissé et changé de place, nous ne sommes plus mère et fille…Quel égoïsme.
Il ne faut pas que je lui demande de me venir en aide. Elle n’a plus rien à donner.
― Mère, répétais-je encore et encore. Essaie de t’en souvenir. Je t’en prie, fais un effort, concentre-toi, écoute-moi, j’ai besoin de comprendre. Il y avait un haute-contre dans l’Ensemble baroque, Edmund quelque chose, tu t’en souviens ?
Me souriant avec bienveillance tout en hochant la tête, elle jeta un regard par la fenêtre et marmonna quelque chose au sujet de la neige tombée pendant la nuit. Ensuite, elle entreprit de me raconter l’histoire du jour où ses amis à l’école primaire l’avaient ensevelie sous la neige et étaient repartis, la laissant seule. Enfin, perdant le fil de ses pensées, elle sourit et se mit à pianoter sur le rebord de la fenêtre…
Nancy Huston, Instruments des ténèbres, Actes Sud, Collection Babel, 1996, pp. 192-193-194.
NANCY HUSTON
Image, G.AdC
■ Nancy Huston
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