La mort viendra et elle aura tes yeux

Publié le 07 avril 2012 par Voilacestdit

Le hasard d'une page feuilletée d'un épais recueil, à l'étal d'un bouquiniste, m'a fait découvrir un poème bouleversant "La mort viendra et elle aura tes yeux...", de l'écrivain et poète italien Cesare Pavese : poème écrit le 25 mars 1950, retrouvé dans la chambre d'hôtel à Turin, sa ville, où Pavese a mis fin à ses jours, le 27 août 1950, à l'âge de 42 ans. Sur la table de nuit, on découvre un mot écrit sur la première page de ses Dialogues avec Leucò : "Je pardonne tout le monde et je demande pardon à tout le monde. Ça va ? Pas trop de commérages".
La mort - la présence de la mort - accompagne toute la vie et traverse toute l'oeuvre de Pavese. Mais comment sonder l'insondable, comment dire l'indicible ? Son "entêtement monotone", comme il l'écrit, est celui de quelqu'un qui a la certitude "d'avoir atteint le monde véritable, le monde éternel, et qui ne peut que tourner autour de ce gros monolithe, en détacher des morceaux, les travailler et les étudier sous tous les éclairages possibles".
Tout créateur touche à cette unité mystérieuse qui lui échappe - c'est le monolithe dont parle Pavese : "Cette image ou inspiration centrale, formellement unique, vers laquelle l'imagination de chaque créateur tend inconsciemment à revenir [...] est mythique dans la mesure où le créateur y revient toujours comme vers quelque chose d'unique, qui symbolise toute son expérience. Elle est le foyer central non seulement de sa poésie, mais aussi de toute sa vie".
Pavese fait référence à l'univers du mythe et, de fait, dans les Dialogues avec Leucò, c'est en reprenant, transformant, travaillant la matière des mythes, qu'il va tenter d'approcher l'indicible - par le biais du langage symbolique. Il écrit en ouverture des Dialogues : "Si cela avait été possible, on se serait volontiers passé de tant de mythologies. Mais nous sommes convaincus que le mythe est un langage, un moyen d'expression - c'est-à-dire non pas quelque chose d'arbitraire mais une pépinière de symboles qui possède, comme tous les langages, une particulière substance de significations que rien d'autre ne pourrait rendre".
Entre autres mythes convoqués, recréés, celui du Déluge. Pavese met en scène un dialogue entre un satyre [divinité mythologique de la terre] et une hamadryade [nymphe des bois identifiée à un arbre qu'elle était censée habiter]. Quelques extraits :


"H. - Je me demande ce que disent les mortels de toute cette eau.
S. - Qu'en savent-ils ? Ils la reçoivent. Certains même en espèrent une meilleure récolte"
Tant que dure la nuit, ils se font des illusions. Mais demain, dans la lumière effrayante... ils regarderont...

"S. - Aucun mortel ne sait comprendre qu'il meurt, et regarder la mort. Il faut qu'il coure, qu'il pense, qu'il dise. Qu'il parle à ceux qui restent".
Mais demain, il ne restera plus personne...
 "S. - C'est bien ça, le déluge : mourir en nombre tel qu'il ne reste plus personne pour le savoir. Du coup, ils viendront nous chercher, ils nous diront de les sauver et ils voudront être semblables à nous, les divinités immortelles de la terre.
H. - Pourquoi ne comprennent-ils pas que c'est justement leur labilité qui les rend précieux ?
S. - Eux, qui vivent des instants imprévus, ils n'en connaissent pas la valeur. Ils voudraient notre éternité. C'est ça, le monde".


Aucun mortel ne sait comprendre qu'il meurt, et regarder la mort. La mort viendra et elle aura tes yeux. Ce n'est pas l'homme qui regarde la mort mais la mort qui le regarde - avec les yeux vides, défaits, vaincus de la femme aimée : une vaine protestation devant l'insondable mystère.

La mort viendra et elle aura tes yeux -
cette mort qui est notre compagne
du matin jusqu'au soir, sans sommeil,
sourde, comme un vieux remords
ou un vice absurde. Tes yeux
seront une vaine parole,
un cri réprimé, un silence.
Ainsi les vois-tu le matin
quand sur toi seule tu te penches
au miroir. O chère espérance,
ce jour-là nous saurons nous aussi
que tu es la vie et que tu es le néant.
La mort a pour tous un regard.
La mort viendra et elle aura tes yeux.
Ce sera comme cesser un vice,
comme voir resurgir
au miroir un visage défunt,
comme écouter des lèvres closes.
Nous descendrons dans le gouffre muets.
22 mars 1950

 GL Lac Fourchu