FUTURIBLES N°235 Octobre 1998
LE SUJET CREATEUR DU FUTUR
DE L'INSENSE AU SENS OU LA NAISSANCE DU SUJET
I - L'INSENSE
Notre société perd le sens ou l'enlisement dans l'insensé
Dire que notre société traverse une crise du sens est devenu un lieu commun.
Déclarée dans les années 1970, la "crise" a subrepticement débordé de son cadre économique pour atteindre sournoisement et progressivement toutes les couches de nos institutions : crise de la vie politique, crise du travail et de l'emploi, crise de l'école, de la famille, des banlieues... Mais ce mal rampant, envahissant ne s'est pas limité aux institutions, il pénètre aussi la vie des individus : la crise n'est plus seulement extérieure à nous, elle est à l'intérieur de nous, elle nous traverse. Elle ébranle, inquiète, insécurise. D'où un sentiment de malaise, de mal-être, de pessimisme, d'insatisfaction partagé par la plupart de nos contemporains.
En gagnant du terrain, la crise est devenue crise du sens car nos points de repère se sont progressivement effondrés : nous ne savons plus où nous en sommes ni où nous allons.
Lorsqu'on est désorienté, il est logique de rechercher sa direction. D'où l'idée implicite que notre société est en "quête de sens" et de nombreux titres d'ouvrages attestent de cette quête.
Pourtant, il semble qu'il y ait une ambiguité sur ce point, sinon un malentendu. Si l'on assiste effectivement à une recherche frénétique de raisons et d'explications à cette crise - souvent sur le terrain économique - afin de tenter de trouver des solutions, de colmater les brèches ou de se rassurer, il ne paraît pas si évident que notre société soit en quête de sens, c'est à dire à la recherche d'une direction vers laquelle s'orienter, de finalités qui cristalliseraient et mobiliseraient les énergies. De ce point de vue, notre société donne l'impression de s'enliser dans l'insensé avec une certaine passivité, voire complaisance.
Comment en est-on arrivé là ? Comment lire ce qui se passe dans notre société aujourd'hui ? Où chercher du sens et comment se mettre en position d'en trouver ? Comment mettre du sens dans notre société et dans nos vies ?
La dépendance orale passive, puis revendicative
Les Trente Glorieuses, avec l'avénement et le développement de la société de consommation ont favorisé progressivement une attitude de dépendance orale passive. La production en abondance des biens de consommation se chargeait de nous gaver, tandis que l'Etat-providence nous abreuvait de sécurités de toutes sortes.
Les idéologies du progrès et de la conquête de l'homme - résistant malgré tout à une remise en question sérieuse au moment des événements de 1968 - adossées à une économie florissante, ont encouragé et provisoirement donné raison à nos fantasmes de toute-puissance : posséder et dominer le monde... Créer un Paradis terrestre en somme dans lequel l'homme serait maître, nanti, definitivement à l'abri.
Anesthésiés par cette abondance orale, nos contemporains se sont installés dans un confort d'auto-suffisance, de passivité, de sécurité et de certitude, avec une avidité croissante car la logique du besoin, loin de conduire à la satiété, se reproduit à l'infini.
Or la crise a progressivement introduit du désordre dans ce paysage.
Les pays occidentaux ne sont plus les maîtres du monde incontestés, de nouveaux acteurs sont apparus sur la scène économique, une sévère concurrence nous remet en question, l'endettement public impose des limites à l'intervention de l'Etat, l'Etat lui-même voit son rôle se restreindre...
Le monde a changé autour de nous, et pourtant nous continuons à nous engluer dans cette logique de dépendance orale, mais cette fois sur le mode revendicatif : nous défendons nos avantages acquis, nous exigeons de l'avenir ce que nous a donné le passé, l'acquis est devenu un droit. Nous sommes devenus des "ayant droit".
L'Etat-providence continue à donner, à donner en retenant certes, car le fossé entre les moyens dont il dispose et l'avidité des revendications se creuse, mais il continue à être prodigue.
Du point de vue psychanalytique, cette forme de dépendance orale nous renvoie à la relation duelle, imaginaire que l'enfant entretient avec sa mère au début de sa vie - phase nécessaire tant du point de vue biologique que psychologique - mais dont il faut sortir si on ne veut pas aller à la psychose, à une forme de schizophrénie et de coupure du réel, c'est à dire à une relation mortifère.
Cette fixation au stade oral repose sur un accord tacite, une forme de compromis entre gouvernants et gouvernés, offreurs de biens, de services, et consommateurs, car chacun y trouve son compte par les bénéfices secondaires qu'il en tire ( qu'ils soient politiques : électorat satisfait à court terme, ou du point de vue des consommateurs : bien-être provisoire). En somme, tout le monde a intérêt à ce que le système perdure, sachant cependant que l'insensé gagne toujours plus du terrain car nous nous enfermons dans un cercle vicieux.
Cette forme de dépendance orale s'accompagne pourtant de signes inquiétants et les situations risquent de s'aggraver si nous ne changeons pas :
- Ce sont les signes de violence de plus en plus manifestes dans le champ social. Par exemple les manifestations des salariés mécontents : routiers, conducteurs SNCF ou de transports en commun, pilotes d'Air France, etc... qui, pour se faire entendre, n'hésitent pas à passer à l'acte en bloquant physiquement les situations, prenant ainsi la population en otage. C'est le recours à la manière forte, c'est l'usage de la force qui fait loi. En corollaire de cela, si la force devient la meilleure solution pour se faire entendre, ne pousse-t-on pas à la violence ceux qui veulent s'exprimer ? N'est-ce pas se préparer ainsi à une escalade de la violence sociale ?
- La délinquance des marginaux, des banlieues et... de certains de nos hommes politiques qui se comportent comme si la loi n'existait pas.
Dans les deux cas, on retrouve la même constante : il y a transgression de la loi, il n'y a plus de référence à un ordre tiers.
Les signes liés à cette société fondée sur la relation duelle, sur la satisfaction des besoins et sur la dépendance orale sont omniprésents dans notre société; ils s'expriment dans les messages à double contrainte.
Les messages à double contrainte ou le règne de l'insensé
Notre société communique en permanence sur le mode des messages à double contrainte, c'est à dire des messages comportant de véritables paradoxes et émettant des affirmations qui s'excluent[1].
Notre rapport à la nourriture l'illustre bien. Cet exemple est triplement significatif; d'abord parce qu'il parle de l'oralité qui représente symboliquement le stade auquel nous sommes fixés (dépendance orale), puis parce que la nourriture est la meilleure métaphore de la consommation en général (dans le dictionnaire, consommer et manger peuvent être synonymes); et enfin parce qu'il s'agit en quelque sorte d'un problème de société, révélateur de tout un mode de fonctionnement social.
Regardons du côté des Etats-Unis, miroir grossissant de notre pays, au moins dans ce domaine.
Dans un article paru dans la revue Futuribles[2], Nicole Morgan notait qu'aux Etats-Unis l'industrie agro-alimentaire et l'industrie de la minceur (toutes deux en pleine croissance) s'allient, se complètent mutuellement dans une logique économique d'enrichissement, bien-sûr. Ce fonctionnement économique - soutenu par une publicité omniprésente - se traduit par des messages à double contrainte qui disent au consommateur en même temps et souvent dans le même spot publicitaire : "mange" (message synonyme de vie, de richesse, de bien-être, de puissance) et "ne mange pas" (message synonyme de malaise, de maladie, de mort... )
Ces doubles injonctions se font toujours plus pressantes car notre logique économique se nourrit d'une course effrénée à la consommation. Elles sont source d'insensé pour les consommateurs tout en portant les stigmates d'une société elle-même insensée. En effet, la résultante de ce double message ne conduit pas à l'équilibre du poids, mais à la multiplication des régimes, des obèses et des malades...
L'épisode de la "vache folle" qui a tant agité l'imaginaire individuel et collectif des consommateurs, est une illustration particulièrement significative de la condensation de ce double message de vie et de mort : la course folle à la productivité/consommation délivre aussi un message de mort : en consommant, on ingurgite, on incorpore la mort.
Elargissons un peu notre regard : nous prenons progressivement conscience des répercussions catastrophiques de la consommation-prédation sur l'environnement, avec les deux pôles complémentaires, significatifs de notre société : multiplier les besoins et posséder; détruire et secréter la mort.
Le message officiel de vie, de toute-puissance, s'est accompagné sournoisement d'un message de mort qui n'est pas toujours cernable mais omniprésent. Sous une apparente invitation à la vie et au bonheur, cette société distille pernicieusement la mort. La promesse de vie s'est transformée en danger de mort.
Cette double injonction est inhibante, bloquante. Elle met les individus dans des situations impossibles et contradictoires dans lesquelles il se trouvent démunis, impuissants; se sentant sans prise sur ces situations, ils ne réagissent pas en sujets mais en victimes. Il s'en dégage un sentiment croissant de malaise et d'inhibition, de culpabilité sourde car la menace de mort engendre toujours des sentiments de culpabilité.
Bref, cette impasse reflète bien l'état de la société actuelle : insensée, émettant des messages paradoxaux, au moment même où la question du sens est partout ressassée, avec découragement et désenchantement, tant nous sommes imprégnés d'un sentiment d'absurde et d'incohérence; mais cette question tourne à vide tant que nous ne sortons pas de ce cercle vicieux.
Nous vivons dans un état d'indigestion permanente qui finit par nous donner la nausée[3].
L'urgence de sens ou la nécessité de passer à l'ordre symbolique
Nous vivons de plus en plus dans une société duale, fondée sur un mode de relation duelle, imaginaire, narcissique, paralysés dans des messages contradictoires. Pourtant, l'avenir nous presse de sortir de ce cercle vicieux en nous invitant au passage à l'ordre symbolique.
En effet, il est en train de s'opérer une véritable révolution dans nos vies : le passage à l'ère du virtuel, ère par excellence de l'immatériel. Nous sommes toujours plus confrontés à l'ordre symbolique, où la représentation prend de plus en plus le pas sur la chose, avec des degrés de plus en plus grands d'abstraction et de complexité. L'ordinateur, symbole de cette mutation, a lui-même considérablement évolué : d'un instrument de calcul, il est devenu instrument de simulation, et les réseaux ont fait de notre planète un village mondial. Mondialisation, globalisation apportent une dérèglementation dans la vie économique, provoquent une remise en cause du politique (la place et le poids de l'Etat) et un formidable éclatement social (une mutation profonde du travail et l'accentuation des écarts entre les riches et les pauvres, une société qui se dualise de façon spectaculaire). Monde où tout devient flux (la sphère financière en est une métaphore hautement représentative), où nous n'avons plus prise sur rien, où nous n'identifions plus clairement d'interlocuteur ou d'adversaire. Société globale et uniformisée, dans laquelle nous vivons la menace de perdre notre identité, tant individuelle que collective...
Il s'agit là d'une remise en question fondamentale et en même temps d'une véritable opportunité à saisir : un nouvel univers à explorer et à construire s'offre à nous. Mais nous avons une infirmité pour rêver et penser l'avenir : notre état de gavés-victimes, en nous rendant prisonniers d'un passé dépassé, nous met dans l'incapacité de nous projeter dans l'avenir. Celui-ci ne peut se présenter que sous un jour répulsif puisque, à priori, nous n'en voulons pas.
Ne reconnaissant plus nos schémas de référence respectifs dans le monde qui se dessine sous nos yeux, nous décrétons ce monde insensé, alors que c'est notre regard qui est inadapté parce que figé sur le passé. Nous fuyons le sens, pensant que c'est le sens qui nous fuit : nous projetons le problème du sens dans le monde, alors qu'il s'agit de se remettre en question par rapport au monde. Notre grille d'interprétation du monde est devenue obsolète, aussi bien au niveau individuel que social.
Pourtant l'ère du virtuel est en train de s'imposer à nous, bon gré, mal gré; la refuser, c'est prendre le risque de l'exclusion face à un monde qui se développera sans nous...
II - CREER DU SENS, OU L'EMERGENCE DU SUJET
Dans cette situation d'entre-deux, entre deux mondes qui se téléscopent dans le présent, celui qui est derrière nous et celui à venir, nous sommes désemparés, désorientés. Les repères sociaux, le conformisme, l'appris n'apportent plus de réponses adéquates. Cette remise en question nous met à nu.
Il s'agit maintenant d'aller au-delà des modèles : démarche par excellence du sujet..
C'est le sujet qui est sollicité en nous quand il s'agit de sortir des sentiers battus et c'est à cette source qu'il convient maintenant de s'alimenter.
Se recentrer sur le sujet, c'est retrouver sa boussole.
1- La réhabilitation du sujet
Dans le sillon de l'âge des Lumières, le positivisme du siècle dernier, en intronisant la primauté de l'objectivité et de la raison, a banni le sujet, soupçonné de partialité (subjectivité). Triomphe de la raison à tel point que le sens a souvent été réduit à la raison. Par exemple, n'est-il pas courant d'admettre que le fou est celui qui a perdu la raison ? Alors que le fou, loin d'avoir perdu la raison - il suffit de suivre le raisonnement sans faille d'un paranoïaque pour en être convaincu - a perdu le sens, il est enlisé dans l'imaginaire[4]. Actuellement encore il nous est difficile de nous affranchir de cette assimilation du sens à la raison qui tient, dans notre culture, à la tyrannie exercée par la raison.
Aujourd'hui la notion de sujet réapparaît. Ce revirement s'est ébauché avec l'avénement des sciences modernes, à travers la physique quantique en particulier . En faisant voler en éclats l'opposition objet / sujet, celle-ci a redonné ses lettres de noblesse au sujet, mettant en avant qu'il n'existe pas une réalité indépendante de l'observateur et que la science pourrait décrire, donc que l'observateur fait partie du tout et qu'il est inclus dans le système : c'est reconnaître là le poids de la subjectivité et redonner par là-même sa place au sujet.
La sociologie avait très largement adopté le concept d'"acteur". Or le sujet fait maintenant son apparition; l'évolution de la pensée d'Alain Touraine en est un témoignage. Celui-ci, dans une interwiew accordée à la revue Sciences Humaines[5] en 1994, explique le tournant de sa pensée à partir de la notion de sujet : "C'est autour de la notion de Sujet que se situe le grand basculement de ma vie", affirme-t-il[6].
Cette réhabilitation du sujet peut être mieux comprise si on se réfère à la psychanalyse parce qu'elle est, par excellence, le lieu de l'expérience de l'émergence du sujet, au-delà de la simple connaissance ou de la théorie. C'est du moins à cela que s'emploie la psychanalyse : au-delà du rôle, du statut, du personnage, il s'agit de faire émerger le sujet : "Là où était le Moi, dit Lacan, le Je doit advenir". Il s'agit là d'une véritable gageure, car le "je" n'est pas palpable, il se dérobe au moment même où il se signifie, il se fige dans le discours, il se dissimule derrière des rôles, il s'aliène dans des personnages... Il est décentré, divisé... Le sujet, c'est à dire le "je", ne se laisse pas enfermer dans une image, une représentation, il n'est jamais figé. D'où la quête éternelle et toujours à recommencer, en soi, du sujet.
Le sujet tient une place centrale dans notre économie psychique car il est au coeur de nous-même. Il est ce qui, en moi, au-delà de moi, me permet de dire "je", de me poser et de m'affirmer dans ma singularité, mon individualité, ma liberté...
2 - La naissance du sujet : approche psychanalytique
L'approche psychanalytique va nous permettre de voir en quoi le sujet et le sens, sont inextricablement liés à travers l'accès au registre symbolique. Pour cela, nous allons aborder la constitution du sujet à travers l'histoire de l'individu, grâce à la lecture que Jacques Lacan a faite de Freud.
Le petit d'homme naît biologiquement prématuré. Incapable d'autonomie, il fait l'expérience d'un corps morcelé, non encore unifié, et il n'a pas d'accès à la conscience.
Il vit d'abord dans une relation duelle, faite de dépendance orale, d'indistinction fusionnelle avec sa mère ou le substitut maternel. A partir de 6 - 8 mois, grâce à l'expérience appelée "stade du miroir", l'image de son corps va s'unifier à travers l'unité de l'image perçue dans le miroir : l'enfant réalise que cette image est la sienne, différente de celle de l'autre et il en éprouve un intense sentiment de jubilation. Cependant on ne peut pas vraiment parler d'identité. Assujetti, dépendant, soumis, l'enfant n'est pas encore un sujet : il est l'objet du désir de l'autre.
Il vit la relation à sa mère et à ses semblables sur un mode purement imaginaire, c'est à dire sur un mode spéculaire, comme dans un miroir, sans médiation : l'un est l'autre et vice versa; il n'y a pas vraiment de différenciation entre lui et l'autre, il n'y a pas de distance entre lui et autrui. Cette relation duelle recouvre son mode d'existence avant son entrée dans l'Oedipe.
Dans la phase ultérieure, le père intervient, s'immisçant dans cette relation duelle, comme auteur de la Loi et représentant de l'ordre symbolique, pour interdire l'union duelle entre l'enfant et sa mère. Il ne s'agit pas là du père en tant qu'être biologique, mais en tant que représentant de la Loi.
On passe alors d'une relation duelle, imaginaire, à une relation triangulaire, symbolique, par le biais d'une médiation; d'une relation immédiate à une relation médiatisée.
Ce moment - celui du passage à la relation triangulaire - est fondamental dans la structuration de la personnalité car, en même temps et dans une même dynamique, il consacre le moment de la constitution de l'être humain comme sujet et il marque son entrée dans le registre symbolique.
En effet, l'intervention de la Loi paternelle, en séparant l'enfant de sa mère, permet à celui-ci de se situer en dehors du désir de sa mère et donc d'occuper une place différenciée, en dehors du désir de l'autre, une place singulière, celle de sujet. En même temps, cette intervention le fait entrer dans le registre du symbolisme social, de la culture, de la civilisation, du langage.
C'est aussi ce passage qui permet d'accéder à la relation à l'autre-sujet, à l'altérité.
Si l'enfant restait fixé à la relation duelle, ce serait la psychose, c'est à dire l'enfermement dans une relation duelle, imaginaire, narcissique. C'est le passage à l'ordre symbolique qui permet d'accéder au sens.
C'est cette "coupure" par le biais d'un tiers qui fait accéder à la position de sujet et à l'identité
Le symbolique, c'est ce qui différencie et singularise l'être humain, et en même temps ce qui l'introduit dans le social.
Pour entrer dans l'ordre symbolique et accéder à la place de sujet, l'enfant aura à refouler son désir d'union à la mère : renoncer au désir d'être tout pour sa mère, et à son désir de toute puissance sur elle. La dette à payer, c'est la castration symbolique, c'est à dire le renoncement de la toute-puissance infantile et l'inscription dans un ordre dans lequel son propre pouvoir est relatif. Par là, éloigné de sa mère par l'interdit paternel, l'enfant accepte une loi de limitation, de relativité de sa puissance. C'est au prix de ce refoulement que se fait l'accession au symbolique et à la place de sujet.
C'est ce manque qui pousse l'enfant à rechercher de nouveaux symboles, au plaisir d'entreprendre et de grandir. C'est de ce manque que peut naître le désir.
Accéder à l'ordre symbolique, c'est aussi accéder à la parole. L'entrée dans l'Oedipe, dans la relation triangulaire est marquée, ratifiée par l'émergence, dans la parole, du "je", mot qui n'apparaît chez l'enfant que vers l'âge de trois ans. Auparavant, lorsqu'il parle de lui, il emploie la troisième personne accompagnée de son prénom, reproduisant de la sorte le langage de ses parents échangeant entre eux à son propos. Or, l'apparition du "je" marque une étape fondamentale dans l'évolution de l'enfant, car il indique que celui-ci devient capable de se situer comme sujet .
L'avénement au symbolique se joue dans l'histoire de tout individu, à travers l'évolution des premières années de la vie; mais cette problèmatique, sur la toile de fond de ce qui s'est passé pendant les premières années, se réactualise à chaque instant dans la dynamique de sa vie.
Le symbolique est une fonction de sens et de signification. C'est en accédant à la fonction symbolique qu'on accède au sens et que l'on devient sujet; et le sujet n'existe pas en dehors du champ symbolique.
3 - Etre sujet, c'est à dire ?
a) Le sujet, creuset du sens
Le sujet est le creuset où se forge le sens.
Nous avons vu précédemment que, de manière paradoxale, l'être humain n'acquiert son individualité, son identité, qu'à condition de s'insérer dans l'ordre symbolique qui tisse l'ordre humain avec ses règles et ses lois. Cela signifie que le sujet est à la fois transcendé par le symbolique en même temps qu'il transcende celui-ci.
L'être humain ne peut être "cause" ou origine du symbolisme social, au sens où il créérait ce symbolisme et l'utiliserait dans une position de maître absolu : de ce point de vue, il n'est pas tout-puissant, il est transcendé par le symbolique.
Mais, d'autre part, c'est le sujet qui génère le symbolique et le sens. Le sens est articulé au sujet qui joue un véritable rôle de catalyseur, métabolisant le réel pour lui donner sens, opérant comme une grille de lecture du réel. C'est là le côté intrinsèque du sens, c'est à dire qui ne dépend pas de conditions extérieures.
Dans un contexte opérationnel, la question du sens est essentiellement abordée en termes de finalités, par le biais extrinsèque. En l'abordant de cette manière, sans se référer au sujet, le risque est grand d'apporter une réponse de type instrumentaliste (sur le mode de répétition de notre fonctionnement antérieur) : par exemple, pour donner du sens, on va remplacer les anciennes finalités par de nouvelles, après une analyse approfondie du nouveau contexte, etc... Or des finalités plaquées, décrétées à la suite d'une analyse théorique - si juste soit-elle - ne suffiront jamais, à elles seules, à faire sens.
A partir du moment où il s'agit de créer du sens, le mouvement partant du sujet est nécessaire, fondamental . Les finalités ne peuvent être efficientes que si elles se greffent sur le sujet, sur son désir. Si elles sont plaquées, c'est l'aliénation du sujet donc elles ne font plus sens.
On ne peut donc pas aborder la question du sens sans parler du sujet. Pour que les finalités extrinsèques prennent sens, il faut qu'elles soient articulées au niveau du sujet.
b) Le sujet n'est pas le moi : le sujet créateur et libre
Personne et personnage ont la même racine : "persona", mot étrusque qui désigne chez les romains le masque de théâtre.
On pourrait dire que le sujet c'est le dessous du masque, ce qui est le plus véridique et essentiel; alors qu'au contraire, du côté du masque, c'est à dire du moi et du comportement social, le sujet prolifère sous des formes multiples qu'il se donne ou qui lui sont imposées, formes qui ne sont que fantômes, reflets de l'être vrai... Le moi est la façade du sujet et de ce fait il peut aussi en devenir le masque.
C'est d'abord dans l'autre que le sujet se vit et se repère, et le moi est d'une certaine façon le reflet de l'autre en nous. C'est l'autre de nous-même, assimilé, plaqué sur soi comme un moule inadéquat. Le moi est plus proche du personnage, de l'apparence, du rôle que de la subjectivité. Il est l'expression de ce que la personne veut ou pense être ou que les autres veulent qu'il soit.
Le sujet prend naissance au moment de l'Oedipe. En renonçant à la mère, l'objet réel du manque (c'est à dire la mère) est refoulé, rejeté dans l'inconscient. Le sujet de ce fait est divisé en deux parts : sa vérité inconsciente (refoulée) et son langage conscient qui reflète partiellement cette vérité. De ce fait aussi, il est décentré et excentré par rapport au moi, au "je" conscient, au "je" du "Cogito ergo sum" philosophique et il y aura toujours une impossible coïncidence du "je" de l'énonciation et du "je" de l'énoncé, une part de méconnaissance chez le sujet (la part de l'inconscient).
Le sujet s'occulte dans le discours, il ne cesse de se dissoudre dans le moi, il se fige dans les rôles sociaux... En nous la partie du sujet n'est jamais gagnée; l'histoire du sujet est une dialectique sans fin de quête de soi-même et notre vie psychique est le théâtre où se déploie cette dynamique...
Dans notre société se référant essentiellement à un modèle mécanique, on a considérablement exacerbé le développement du moi dans sa fonction de conformité et d'adaptation à un modèle. Nous baignons aussi dans une culture du spectacle, de l'image, culture médiatique qui encourage le développement du paraître et de l'avoir aux dépens de l'être. C'est le moi et l'image du moi qui comptent : paradoxe, puisque, aujourd'hui, c'est le sujet qui est sollicité dans l'oeuvre de création.
Nous avons aussi fonctionné collectivement sur des modèles, des phénomènes de mode : le management a successivement sacrifié aux modèles américain, japonais, allemand, etc..., pour en tirer des recettes de réussite. Mais on peut se demander si la clé de la réussite, loin de résider dans l'application d'un modèle, ne tient pas plutôt au fait que ces sociétés s'appuyaient alors sur leurs propres valeurs-ressources caractérisant la singularité de leur identité.
A une époque de mutation profonde, quand il s'agit de réinventer le monde, il faut retrouver le sujet dans l'acteur et dans le moi, celui qui dit "je". Le moi engendre conformisme et répétition, alors qu'il s'agit de re-créer le monde. C'est le sujet qui en nous est créateur, qui peut nous libérer à la fois des modèles dont nous sommes prisonniers et de l'emprise de nouveaux schémas préfabriqués.
c) Le sujet : singularité, spécificité, historicité
Etre sujet, c'est être unique, différent, différencié, singulier. En tant que sujet, chacun est irremplaçable, non-interchangeable et occupe une place unique.
Le sujet porte les marques de l'individualité, de la spécificité et de la diversité. Il ne peut parler que de sa place de sujet, et sa vision des choses passe inexorablement par le prisme de la subjectivité.
Mais loin d'être un handicap, comme le rationalisme nous l'a fait croire, la singularité du sujet peut devenir au contraire source de richesse. C'est à travers son histoire singulière que le sujet rejoint la grande histoire et qu'il y contribue. Ce n'est pas en renonçant à sa subjectivité et à sa spécificité qu'on entre dans l'universel, c'est au contraire à travers sa propre particularité qu'on y accède, même si cela semble paradoxal.
C'est à travers le sujet que l'on rejoint l'universel : c'est en mettant du sens dans sa propre histoire que l'on peut faire sens dans l'histoire. C'est le sujet qui "fait poids" dans l'histoire.
Faire poids non pas dans le sens d'un rapport de force (comme lorsqu'on parle du poids des masses en langage sociologique ou politique), ou en termes mathématiques (dans ce cas, le sujet est à priori écrasé). Mais le sujet peut faire poids en étant un ferment ou une semence.
d) Le sujet désirant
En se référant à son expérience, la psychanalyse n'a jamais pu se couler dans le moule du positivisme : pour celle-ci, et sans minimiser pour autant le rôle et l'importance de la raison, l'homme est avant tout un être de désir.
L'homme ne se réduit pas non plus à des besoins.
La société de consommation définit l'homme en terme de besoins et s'adresse, en lui, à ses besoins; ce qui est très réducteur, car ce qui différencie l'homme de l'animal, c'est le désir.
Le besoin vise un objet spécifique et s'en satisfait, du moins provisoirement, car la satisfaction du besoin engendre d'autres besoins.
Le désir est irréductible au besoin car il n'est pas dans son principe relation à un objet réel, indépendant du sujet, mais au fantasme. Dans le fantasme, il s'agit non pas de la représentation d'un objet spécifique, mais de scénarios dans lesquels le sujet est toujours mis en scène; ce n'est donc pas un objet qui est visé par le sujet, mais une séquence dont il fait lui-même partie. Donc le sujet ne reste pas extérieur, il est présent dans le fantasme.
L'accession au désir se noue dans le passage à la relation oedipienne. Le désir naît sur le terrain d'une pulsion refoulée (la relation duelle avec la mère) et il succède dans le psychisme au manque vécu par l'enfant séparé de sa mère. La parole du père (dans l'Oedipe), venant interdire la mère à l'enfant, le met en instance de dériver son désir sur autre chose, en acceptant la Loi.
En somme, c'est parce qu'il y a refoulement de la pulsion à l'égard de la mère que le manque peut exister, et c'est dans cet espace créé par le manque que naît le désir.
III - ENGENDRER L'AVENIR
LE SUJET CREATEUR DU FUTUR
L'enjeu majeur, auquel nous sommes confrontés, c'est d'articuler l'ancien monde au nouveau monde qui advient, de passer de ce qui devient insensé - parce qu'il ne fait plus sens - au sens; notre enjeu c'est de nous muer en sujets... Dit encore autrement, il s'agit de passer de la dépendance du besoin à la liberté du désir.
Pour devenir sujets, il va falloir changer de peau : il s'agit de muer.
Nous allons porter un éclairage sur le chemin à parcourir, sur la manière dont cette mutation peut se réaliser et sur ses passages obligés.
On peut analyser ce passage en trois étapes qui ne se succèdent pas rigoureusement dans le temps, mais qui se chevauchent souvent tout en s'articulant logiquement.
1 - Le sevrage et le deuil du passé
Le préalable, pour sortir de l'état de gavage qui ne contribue qu'à alimenter de nouveaux besoins, et accéder à la position de sujet désirant, libre et créateur, c'est qu'il faut accepter de passer par un état de sevrage. Sevrage par rapport à la dépendance du besoin. On étouffe le désir à combler les besoins et à ne pas laisser exister le manque. Il nous faut accepter le manque de l'objet (consommation, idées toutes faites, sécurités, assurances...) que nous imaginons indispensable tant que nous sommes sous la dépendance de cet objet.
Cela suppose qu'on introduise une "coupure" tant dans nos manières de fonctionner au niveau social que dans nos mentalités individuelles.
Cela nécessite le renoncement, mais aussi la capacité de dire non (d'accepter donc d'être considéré au moins momentanément comme un "mauvais objet"). Le renoncement, le refus d'accorder la satisfaction au besoin peuvent créer un effet de choc, voire d'électrochoc car le manque occasionne immanquablement d'abord une réaction de frustration.
Or il convient de laisser exister la béance du manque pour accéder au désir. Mais à force de vivre dans la logique du besoin, nous ne savons plus ce que nous voulons, nous sommes en panne de désir. En ce qui concerne l'avenir, le problème c'est au moins autant que nous ne savons pas ce que nous voulons, que nous ne savons pas où nous allons : nous nous réfugions derrière l'incertitude de l'avenir, alors que nous ne savons pas désirer parce que notre désir est étouffé.
Nous voulons savoir de quoi demain sera fait pour en tirer des certitudes, alors qu'il s'agit de désirer et de vouloir. En fait c'est notre état de dépendance qui nous empêche de désirer.
On peut relier ce manque à la notion de deuil. Il faut faire potentiellement le deuil de nos satisfactions régressives pour accéder à un autre ordre. Deuil des bénéfices secondaires auxquels nous étions très attachés et qui nous semblent indispensables. Deuil aussi de certains rêves : progrès, idéologies... La perte de l'objet provoque toujours des réactions de peur, de déni, de colère, de frustration, d'anxiété, de tristesse et il s'agit là d'un passage obligé. Pourtant ces affects, légitimes dans les situations de perte, doivent être dépassés pour que l'individu puisse accéder à l'étape suivante, qui est celle d'un nouvel attachement. Il faut donc nécessairement passer par une phase de renoncement à l'objet et d'acceptation de la perte.
2 - La phase transitionnelle ou habiter le présent
L'objet transitionnel est un terme employé par Winnicott[7] pour désigner le coin de drap, de couverture, l'objet en peluche que le petit enfant met à sa bouche, en particulier au moment de l'endormissement. Cet objet permet à celui-ci de passer de la fusion avec la mère à la relation avec elle puis avec le monde extérieur; il signifie l'intermédiaire provisoire entre l'extérieur et l'intériorisé. Le grand changement à opérer pour l'enfant est le passage de la dépendance à l'indépendance, en particulier par l'accès au symbolique.
A la suite des travaux de Winnicott, mais dans une perspective groupale et culturelle, R. Kaës[8] a proposé le terme de "transitionalité" pour désigner l'espace de l'entre-deux états, c'est à dire un aménagement d'une expérience de rupture dans la continuité
Aujourd'hui, nous sommes dans une phase transitionnelle.
Le manque contribue à rendre disponible pour accueillir "autre chose" qui n'est pas clairement identifié. Or ce vers quoi nous allons n'est pas quelque chose qui va venir se subsituer d'emblée à ce que nous quittons, ce n'est pas un produit de consommation, puisqu' il s'agit de devenir sujet dans cette démarche. Le monde vers lequel nous allons est à créer et il exige que nous repensions les problèmes en termes nouveaux.
Cette phase de mutation n'est pas forcément confortable à vivre car nous n'avons pas de référents ni de modèles. Nous sommes délogés de nos certitudes sans avoir trouvé encore de lieu sécurisant où aller ni de nouvelles règles du jeu bien établies et claires; nous franchissons un gué. La période que nous traversons ne s'assimile pas à une phase de déménagement où il s'agirait de se déplacer d'un endroit à un autre; nous devenons des nomades, au moins provisoirement, ce qui est très différent.
Muer, c'est changer de peau et il s'agit de préparer sa nouvelle peau tout en se détachant de l'ancienne. En l'occurence, il s'agit de devenir sujet.
Ce passage transitionnel implique qu'il faut accepter de ne pas savoir, de douter, de chercher, de ne pas évoluer sur un terrain connu et balisé. On est dans l'"entre-deux", dans une phase intermédiaire certes inconfortable mais potentiellement riche d'opportunités. Délogés de nos habitudes mentales et de nos certitudes, nous pouvons regarder le monde avec un oeil nouveau, dégagé de ses préjugés, car il s'agit de reconstruire notre grille de lecture du réel.
Ces phases transitionnelles portent des marques de destruction, de dislocation, de désintégration, de désordre, qui les rendent difficiles à vivre; et en même temps ces périodes chaotiques peuvent devenir particulièrement fertiles car, tout en apportant la destruction, la crise libère des forces de regénération et de re-création en sollicitant le sujet.
Ces périodes de téléscopage entre le passé et le futur se traduisent par des tensions très fortes dans nos émotions et nos affects. Parce que l'incertitude du futur nous fait peur (nous n'avons jamais complètement prise sur lui); et parce que nous n'avons pas encore totalement fait le deuil du passé. Nous n'osons pas quitter nos vieux oripeaux de peur de nous retrouver à nu (ce qui est pourtant une condition nécessaire pour devenir sujets). Position instable, insécurisante dans laquelle les attitudes humaines sont faites d'ambivalence : avancées et reculs, espoirs et craintes, curiosité et appréhension...
Dans cette phase délicate qui mobilise fortement nos émotions et nos affects, il est donc nécessaire de se ménager et d'aménager des espaces de sécurité qui nous serviront aussi de points d'appui et de leviers, de moteurs dans notre action.
Le changement appelle la permanence. Pour faire du changement, il faut qu'il y ait du non-changement, des points d'ancrage. Or, de mon point de vue, les valeurs représentent ces éléments de permanence.
Les valeurs comme "espace" transitionnel
On peut distinguer deux types de valeurs : les valeurs-symptômes et les valeurs-ressources, mobilisatrices en période de mutation.
Les études menées par les sociologues pour identifier les premières nous renseignent sur les valeurs largement adoptées par nos contemporains. Elles nous permettent de dégager les valeurs qui font recette actuellement, celles qui sont le reflet des mentalités contemporaines; elles se révèlent particulièrement utiles dans une optique marketing; mais ces valeurs ne sont pas pour autant, loin s'en faut, mobilisatrices. (Par exemple, les valeurs incarnées dans l'idole qu'est devenue la princesse Diana font certes recette, mais sont-elles mobilisatrices pour l'avenir ?)
En revanche, les valeurs que l'on peut appeler valeurs-ressources sont celles qui, de manière implicite ou explicite, nous servent de référents. Elles incarnent nos raisons d'être et de vivre : enracinées dans notre passé, elles répondent au pourquoi, mais aussi au pour quoi, aux questions de finalité et de sens de l'existence. Ces valeurs sont nos raisons d'être inscrites dans nos racines; elles sont notre patrimoine, nos points d'ancrage dans l'existence.
Comment détecter nos valeurs-ressources, valeurs mobilisatrices en période de transition?
Tournons-vous vers le passé, vers les périodes de transition de l'histoire, vers la Renaissance italienne en particulier. Pour renaître et se renouveler, les penseurs, les artistes et les scientifiques sont allés puiser aux sources, dans le passé lointain du monde gréco-romain. Comme si, pour renaître, il fallait aller puiser dans le passé et faire un très grand pas en arrière pour s'assurer qu'il s'agit bien de vraies valeurs, dégagées de l'éphémère de la mode.
Tournons-nous aussi vers la Résistance : pour défendre la France du futur, des citoyens ont résisté au nom de l'idée qu'ils se faisaient de l'identité de la France. Pour sauver la France du futur, ils se sont battus en s'appuyant sur les valeurs qui, à leurs yeux, incarnaient le pays. Il ont résisté au nom de la France du passé.
Dans le présent, résistance et renaissance, passé et futur se conjuguent.
Il s'agit de revisiter les valeurs du passé en leur donnant un nouvel éclairage (nous voyons à quel point celles-ci se sont transfigurées dans les arts de la Renaissance). Retour aux sources mais non pas répétition ou régression : re-sourcement, re-création, renouvellement, régénération.
Le métabolisme, la catalyse entre passé et futur, entre permanence et changement, se réalisent dans le présent. C'est le sujet qui opère cette catalyse car les valeurs revisitées sont en même temps recréées, re-façonnées.
Les valeurs font le pont entre le passé et le futur; elles nous permettent de conjuguer ces deux temps dans le présent. Elles représentent le fil conducteur qui assure la continuité de notre histoire.
Aujourd'hui il s'agit de fabriquer la mémoire de notre futur; donnons un passé à notre avenir, ancrons notre futur dans le passé pour lui donner des racines.
Si les valeurs assurent le lien dans le temps, elles assurent aussi le lien entre les individus : elles représentent un véritable ciment social.
Il s'agit de se poser la question des valeurs que nous voulons à la fois défendre et promouvoir, celles qui nous caractérisent dans notre identité et qui nous permettront de faire un pont entre le passé et le futur, d'assurer les éléments de permanence nécessaires en phase de transition.
3 - La représentation d'un avenir désirable ou désirer le futur
Il faut savoir creuser le vide de la disponibilité pour accueillir autre chose. Mais en contrepartie, pour entrer dans cette dynamique, il est nécessaire d'avoir la représentation d'un avenir désirable : nous ne faisons bien un deuil qu'en faveur de la promesse d'un avenir meilleur.
D'autre part, désirer ne se décrète pas. Il ne suffit pas de donner cette injonction pour faire naître le désir. Pour accéder au désir, il faut sortir de cette relation duelle dans laquelle nous sommes englués, nous libérer de la dépendance du besoin.
Et puis, il nous faut faire le deuil de l'idée que l'être humain se réduit à la raison, idée dont notre culture nous a fortement imprégnés . Il y a une véritable perversion à introniser la raison en maître absolu dans l'homme : la soi-disant objectivité abstraite et le pseudo réalisme de la raison raisonnante tuent le désir et amputent le sujet.
L'être humain est un être de désir. Le désir, c'est de l'énergie et un moteur en nous; il est lié à la pulsion de vie. Le désir, c'est une "tension vers", c'est ce qui nous catapulte dans le futur dans la mesure où la réalisation de l'action humaine s'inscrit dans la dimension temporelle. Sans désir, pas de vie. N'entend-on pas parfois des personnes âgées ou dépressives dire qu'elles n'ont plus goût à rien ni envie de rien, signifiant par là que la vie les a déjà d'une certaine manière quittées ?
Il est fondamental d'avoir une représentation d'un avenir désirable car son absence comporte des risques graves. En effet, la nature a horreur du vide et un avenir vide peut occasionner les pires égarements. Tout d'abord un avenir non habité cristallise à priori nos peurs, nos angoisses, et de ce fait il prend les traits d'un avenir répulsif, négatif. Ainsi les descriptions apocalyptiques et négatives décrites dans l'un des derniers grands best-sellers "l'horreur économique" ont-elles à la fois cristallisé les sentiments de peur et de rejet de l'avenir de nos contemporains, tout en leur apportant des justifications "objectives" pour le rejeter.
La page blanche du futur donne aussi l'occasion aux forces régressives de l'habiter. Jouant sur la peur des individus, c'est la place que prennent les mouvements d'extrême droite, les nationalismes, les sectes, tous basés sur un repli et un retour pur et simple au passé.
L'absence d'avenir comporte donc des risques graves dont il convient de bien prendre la mesure.
Cette absence est aussi dangereuse et stérile car réductrice pour le présent : comment lire les opportunités offertes par le présent quand nous ne savons pas ce que nous recherchons, quand nous n'avons pas de désir ? Nous escamotons le présent à ne pas nous projeter dans le futur, nous végétons, nous ne vivons pas. L'avenir est ce qui éclaire le présent et en lui donnant sens, lui apporte sa pleine dimension.
Un univers nouveau va naître et grandir progressivement sous nos yeux si nous prenons soin de le créer et de le faire advenir. Il ne s'agit pas d'un produit fini, inéluctablement déjà construit, il se crééra dans une dialectique entre les éléments et événements extérieurs et le sujet en nous; progressivement, par tâtonnements, car nous n'avons pas de moule pour le fabriquer. En nous, c'est le sujet créateur, créateur d'histoire qui est sollicité.
Pour nous mobiliser et pour "tendre vers", il convient donc d'avoir une représentation de l'avenir qui nous fasse désirer celui-ci.
Se représenter un avenir désirable n'est pas seulement ni peut-être essentiellement un problème de connaissance ou de savoir. La pulsion de vie, l'énergie, le rêve et le dynamisme occupent une place de choix dans ce processus car il s'agit de donner vie au futur à travers le désir.
La vision du futur
En quoi consiste cette représentation de l'avenir ? La vision du futur est un "tableau" riche de plusieurs composantes. Il semble que l'on puisse essentiellement en distinguer trois :
- Les unes se dégagent des tendances lourdes liées à la géopolitique, aux forces économiques, à l'évolution technologique et scientifique..., ce sont en somme les données dites objectives (mais qui, loin d'être des certitudes, représentent des hypothèses et des scénarios possibles).
- Les valeurs, les raisons d'être, qui assurent la permanence et nous servent de points d'appui dans la phase transitionnelle; mais qui représentent aussi les raisons d'être que nous projetons dans le futur.
- La part de l'imaginaire, l'utopie, les rêves... C'est l'idéalisation du futur, l'expression de nos croyances et de nos aspirations...
L'avenir adviendra de l'alchimie entre ces trois ingrédients.
Il s'agit, bien sûr, d'une vision créatrice et non d'une vision prédictive.
Celle-ci n'est pas à confondre ou à réduire à la définition d'objectifs ou à une construction purement intellectuelle, donc à des idées. Elle est beaucoup plus charnelle et s'incarne dans une forme de représentation imaginaire et idéalisée.
Cette image met en oeuvre toutes nos énergies : non seulement l'intelligence (raison et intuition), mais aussi nos sens (pas seulement la vue), et l'affectivité car elle est imprégnée de désir.
La vision est de l'ordre de l'imaginaire et elle ne peut être, au moment où nous l'élaborons, confrontée au réel car celui-ci n'est pas encore advenu. Nous sommes inexorablement dans le domaine des possibles : nos montages ne peuvent être en quelque sorte que des simulations virtuelles.
Notre souci de réalisme, certes légitime, se cristallise souvent sur une soi-disant "vision réaliste", ce qui signifie concrètement que nous avons tendance à réduire l'ambition de la vision. Il faut se méfier de cette intervention réductrice de la raison au nom du réel et qui confond raisonnable et réaliste. Le réel et la raison sont deux registres différents et ce n'est pas en étant raisonnable que l'on se rapproche pour autant du réel. A ce stade d'élaboration de la vision, laissons s'exprimer notre imaginaire, n'ayons pas peur de rêver ! Ce qui n'exclut pas un souci de cohérence et de crédibilité.
La vision, ce n'est pas Madame Soleil, et pourtant elle est lumineuse parce qu'idéalisée. C'est comme la montagne nimbée de soleil qui invite l'alpiniste à la gravir.
A l'horizon du futur, la vision est globale, intuitive car on ne voit pas, de loin, avec le même degré de précision et de détail que de près : du point de vue optique, on sait que l'oeil n'accommode pas de la même manière selon qu'il regarde de près ou de loin.
La vision doit être suffisamment charnelle, forte et vivante pour être désirable et nous mobiliser, et en même temps, elle ne peut pas être raide ou figée, car nous n'évoluons pas dans le domaine de la certitude. Il lui faut être assez intense pour nous impressionner, dans le sens d'imprimer des marques en nous, tout en restant souple et fluide pour se soumettre aux mises à l'épreuve permanentes du réel.
En fait la vision est souvent de l'ordre de l'insight dont le contenu, métaphorique, n'est pas facile à interpréter car imaginaire et décontextualisé (on ne connaît pas précisément le contexte du futur). Il convient donc d'être prudent dans son exégèse.
C'est la raison pour laquelle je distingue deux aspects dans la vision :
- La vision-but : c'est, par exemple, la métaphore de la Terre Promise des Hébreux. Cette vision correspond à l'insight dans laquelle l'image et l'intuition tiennent une grande place. Cette vision-aboutissement dispose d'un fort pouvoir évocateur, mais on ne peut pas s'appuyer exclusivement sur elle; elle est souvent fugitive, voire fugace et la raison est inopérante pour en rendre compte ( même si elle intègre des données dites "objectives"). Et pourtant cette vision est indispensable, fondamentale car son pouvoir évocateur représente une force d'attraction déterminante pour la conviction et la motivation.
- La vision-direction : c'est la métaphore de l'étoile dans le ciel qui nous guide, qui indique un sens dans lequel avancer. C'est cette vision qui nous permet de tenir le cap. Par certains côtés, celle-ci est davantage innervée de rationnel, elle a donc un caractère plus rassurant. Elle est polarisée par la vision-but, tout en s'inscrivant dans le prolongement d'une direction dans laquelle nous sommes déjà engagés et en s'appuyant sur les éléments de permanence de notre trajectoire, des ressources déja expérimentées et démontrées. Cette direction est ancrée dans nos origines, nos fondations et notre passé. Ce type de vision introduit une sorte de contrôle par rapport à la précédente dans la mesure où elle permet de vérifier la cohérence entre l'image projetée dans le futur et les possibles déjà réalisés dans le passé.
La vision, dans sa globalité, est une combinaison de ces deux aspects. Concrètement, dans la praxis, sa gestion implique un "bricolage" permanent entre les deux. Un jeu de questionnement, de recherche et de cache-cache incessant entre raison et intuition, entre imaginaire et réel dans lequel le symbolique s'emploie à mettre du sens... Jeu dans lequel notre intelligence, nos sens, nos affects s'impliquent, s'entrechoquent, se confrontent, s'affrontent, tentent de cohabiter et de coopérer dans une cohérence à bâtir... Jeu difficile, exigeant et passionnant à la hauteur de l'enjeu du futur.
La confrontation avec le réel s'opère au fur et à mesure que cette vision se "réalise". Cette confrontation exige réactivité, adaptabilité, souplesse, et une vigilance constante, car au contact du réel, nous sommes sans cesse délogés de nos représentations qu'il convient inlassablement d'ajuster. En effet, l'avenir ne se coule jamais dans le moule de nos représentations; il nous réserve toujours un effet de surprise qui se transfigure en enchantement si nous sommes préparés à l'accueillir.
Ce pro-jet dans le futur, incarné dans la vision, fait appel à la passion, à l'émotion, à la conviction. Il exige une confiance déraisonnable en l'avenir et un engagement de toutes nos forces. Il fait appel au courage, à l'audace, à la détermination pour tranformer nos rêves en réalité.
La page blanche du futur nous fait peur. Explorons, habitons ce futur en rêve et en imagination.
[1]P. Watzlawick, J. Helmick Beavin et Don D. Jackson, dans leur ouvrage "Une logique de la communication" (Editions du Seuil, Essais, 1972), développent la théorie de la double contrainte. Ainsi : "Même si, logiquement le message est dénué de sens, il possède une réalité pragmatique : on ne peut pas ne pas y réagir, mais on ne peut pas non plus y réagir de manière adéquate (c'est à dire non paradoxale) puisque le message est lui-même paradoxal". p. 213
[2]. Futuribles, n° 209
[3]. C'est d'ailleurs ce qui nous rend ambivalents et nous met en situation d'attendre autre chose. Les études du marketing post-moderne mettent bien en évidence ce phénomène .
Dans la revue Futuribles, N° 214, Novembre 1996, B. Cova développait l'idée qu'au-delà de la consommation de produits, les consommateurs recherchent désormais "le lien plutôt que le bien"
Dans un autre article : "Leçons de marketing postmoderne", paru dans l'Expansion Management Rewiew N° 83 (Décembre 1996), B. Cova affirmait aussi : "Le rôle du marketing apparaît alors comme celui de créateur de sens", et encore :"L'étude du consommateur ne peut plus se limiter à le considérer comme quelqu'un cherchant à satisfaire un besoin, mais comme quelqu'un cherchant à construire des expériences et par là-même du sens".
[4] - Alain affirme même : "Un fou n'est pas quelqu'un qui a perdu la raison mais quelqu'un qui n'a plus que la raison".
[5] - Sciences humaines, N° 42 - Août / Septembre 1994
[6] - Dans son ouvrage "Pourrons-nous vivre ensemble ?", Paris 1997 Ed. Fayard, A. Touraine parle du sujet comme "principe de reconstruction de l'expérience sociale" (p. 109). ll évoque le nécessité de faire émerger le sujet : "Non seulement la société n'est pas devenue un système tout-puissant , mais elle est impuissante à se produire et à se reproduire : elle dépend en fait de la capacité du Sujet à dépasser la décomposition du social" (p. 97). Et il différencie clairement la notion de sujet de celle d'acteur : "Le Sujet est centré sur l'individu, et sa volonté d'autonomie et de dégagement est essentielle dans sa formation. Il est donc, dans sa nature profonde, bien différent de ce qu'est un acteur social puisque celui-ci est défini dans une relation avec un autre acteur social qui suppose la définition de rôles, de statuts, de formes d'organisation et d'autorité, donc de normes". (p.105)
[7] - Voir D. W. Winnicott, "De la pédiatrie à la psychanalyse", Petite bibliothéque Payot, Paris 1969. Winnicott y décrit sa théorie des objets transitionnels et des phénomènes transitionnels.
[8] - Voir R. Kaës : "L'introduction à l'analyse transitionnelle", dans un ouvrage collectif : "Crise, rupture et dépassement", Dunot, Paris 1990.