Ce blog servant aussi de lieu de partage, de questionnements, je transmets ici les réflexions de notre ami Jean-Pierre Bombled qui réagit aux deux avant-derniers billets : "Quel homme pour quelle société ?" et "La politique à l'image de la société, un monde qui se défait". Jean-Pierre se pose, nous pose la question de la possibilité d'un projet qui pourrait nous mobiliser. Les observations, les arguments ne manquent pas de pertinence ... Appel est lancé à la recherche d'une vision plus fortifiante...
Chers amis,
Vos deux derniers billets sur le blog m’ont poussé à réfléchir. C’est une bonne chose. Mais rien ne prouve que le résultat de ces cogitations soit bon.
D’abord, il faut dire que je suis en accord avec ce que vous avez écrit, car cela décrit bien la situation telle que beaucoup la ressentent, si j’en crois ce que je lis ici ou là.
Alors, pourquoi se mettre au clavier maintenant ? Pour essayer d’y voir clair moi-même dans un fatras d’idées que le thème de ces deux billets a fait surgi en moi et que j’ai bien du mal à organiser. En gros cela tourne autour de plusieurs points :
- Qu’est ce que ce constat sociétal traduit ?
- Une autre attitude des candidats est-elle possible ?
- Variante : une autre attitude serait-elle crédible ?
A la base, je me demande si nous n’avons pas un langage et un modèle biaisés. En fait l’usage de mots tels que le peuple, la nation, la France, la société, le corps électoral, voire « les valeurs communes » de Nietzche…, enfin tout ce qui a vocation à être collectif ne procède t-il pas d’une erreur statistique ? Ne font-ils pas comme si une unanimité ou une très grande proportion des citoyens de ce pays existait sur le sujet abordé ? On peut répondre à cela en disant que telle n’est pas la vision que l’on a, car on sait bien qu’il y a de la diversité. Certes, mais n’y a-t-il pas un risque de remplacer le schéma unanimiste ou quasi, par un schéma gaussien avec un bon regroupement autour de la moyenne qui deviendrait alors significative pour caractériser ces mots globaux.
C’est ce schéma de pensée gaussien que j’interpelle ici. Il me semble que ce qui est le plus représentatif des phénomènes sociaux est ce que l’on appelle les lois « de puissance » ou « des « 80-20 » ou « de Paretto » dont l’allure évoque assez bien la branche positive d’une hyperbole. On peut la résumer en disant qu’elle exprime que peu ont beaucoup et beaucoup ont peu. Son allure fondamentalement différente de celle de la gaussienne détruit l’idée d’un monde assez cohérent que les grands mots indiqués au départ pourraient caractériser. Au contraire cela nous amène sur le terrain de l’émiettement, de l’éclaté, de la balkanisation de la « société », pour autant que ce mot ait encore un sens au-delà de son seul aspect administratif.
Une seconde idée doit s’ajouter à celle-ci, que j’ai découverte dans de récentes lectures. C’est que le groupe des personnes les plus favorisées sert de référence pour le groupe moins favorisé qui le suit, lequel sert à son tour de référence pour le suivant etc… sur fond de discours économique pseudo scientifique. Un des messages clé émis par ce « haut » étant que la solidarité est une idée pernicieuse qui entretient les gens dans l’assistanat et que l’idéal est la compétition des uns contre les autres, à toutes les échelles. Compétition dont les vainqueurs prouvent par leur succès même leur droit à dominer et commander, avec tous les bénéfices annexes. Evidemment ce sont les personnes « du bas de l’échelle sociale » qui cumulent les handicaps, presque par définition. La doxa à leur sujet est alors qu’ils ont le choix entre :
- Accepter leur sort, conséquence des « lois de l’économie » ou de leur paresse…
- Tenter d’intégrer la couche du dessus, mais en empruntant un escalier à hautes et difficiles marches, puisque l’ascenseur social est en panne, voire démonté.
- Ou encore passer leur frustration et leur colère sur ceux qui sont encore plus bas qu’eux dans la « société », ceux qui sont autres, par leur origine ou leur religion ou tout autre critère discriminatoire.
Un autre aspect ne paraît devoir être pris en compte par sa nouveauté historique et son importance : celui des interfaces externes de la France. Celle-ci n’est plus, et depuis peu, un pays protégé du monde par des frontières efficaces qui participaient à la possibilité d’y vivre « assez isolé » du reste du monde. C’est une novation par rapport à ce que pouvait avoir en tête Nietzche lorsqu’il pensait peuple avec ses valeurs. Cela induit que tout projet national ne peut avoir de sens, pour le meilleur comme pour le pire, que compte tenu de ces liens multiples qui relient non seulement l’Etat français avec l’extérieur, mais aussi un très grand nombre de structures (entreprises, métropoles, régions…) sises sur le sol français avec d’autres structures sises à l’extérieur. De ce point de vue, la période 1981-1983 est intéressante : une relance économique dans une France attendue d’une demande dopée a favorisé les exportateurs étrangers et non les industries hexagonales.
Or, une fois encore, cette ambiance externe est régie par le paradigme de la concurrence, qui est devenue, de fait, la « valeur » qui s’est imposée (ou a été subtilement imposée) aux populations, accompagnée d’un effort couronné de succès de déligitimation des pouvoirs publics.
Si mon approche est pertinente, on voit qu’il devient difficile de trouver une thématique, un projet qui mobiliserait une telle « société » balkanisée à l’intérieur et assez contrainte par l’extérieur et qui lui proposerait un avenir commun.
D’où une autre question : pourquoi ceci apparaît maintenant alors qu’auparavant cela n’existait pas ou n’était en tout cas pas si net ? Il me semble qu’un autre paramètre est important : nous n’avons plus rien à quoi nous opposer. Pour lutter il faut être fort et donc unis. Plus d’ennemis ou d’adversaires, plus d’unité. C’est un schéma grossier, j’en suis conscient, qui s’est établi petit à petit : la Résistance ne fut pas, par exemple, un fait majoritaire durant la dernière guerre, mais le verbe gaullien a fait que nous créions a posteriori le récit national mythique de « tous résistants ». De même, lors de la guerre froide, l’opposition contre l’Est n’était pas unanime quoiqu’assez majoritaire. Par ailleurs, il n’y a plus de terres lointaines à conquérir pour la plus grande gloire de la France. La guerre… , elle est devenue économique, et menée non pas par des armées d’entreprises réunies sous la bannière du Pays fièrement déployée, mais par un grand nombre de sociétés agissant selon des stratégies individuelles sans considération d’un possible «intérêt national».
Est-ce à dire que nous n’avons plus de raisons de nous mobiliser, mais cette fois ci positivement ?
On pourrait en trouver, mais aucune ne semble avoir une attractivité suffisante. On aurait pu espérer que construire l’Europe puisse tenir ce rôle, mais les Etats ont confisqué le projet, ne mettant pas les « peuples » dans le coup, sauf pour les exciter contre une Europe… qu’ils revendiquent de piloter. On pourrait penser que le risque climatique serait de nature à nous réunir. Mais l’urgence n’apparaît pas à beaucoup, la menace étant encore trop diffuse ou trop lointaine. Sans compter que certains pensent que leur intérêt à court terme doit seul les guider même si globalement cela rend plus proche les échéances planétaires. On pourrait penser que le souci d’avoir une société humaine ayant un spectre de niveaux et qualités de vie moins considérablement étendu pourrait constituer un objectif Mais si le paradigme de la loi de Pareto nous régit au plan national, pourquoi nous y opposerions nous au plan mondial ? Et si nous le pouvions, n’accélérerions nous pas ainsi l’épuisement de la Planète, et les conflits guerriers qu’il faudra redouter lorsque chacun voudra s’approprier des ressources devenues rares, rien que pour durer encore un peu plus que les autres ?
Si bien que j’ai l’impression qu’il n’y a plus rien dans la sacoche des idées de mobilisation ou celle des projets, et que nous le sentons tous plus ou moins. Nous souhaiterions que l’on nous en propose, mais objectivement y en a-t-il en stock ? De sorte que si l’un ou l’autre des candidats nous en sortait un, le jugerions nous crédible et apte à focaliser nos énergies ? Il lui faudrait transcender les groupes de la Balkanie générale que représente la « société » de notre pays et je ne vois pas comment le faire.
Ces réflexions en grand désordre m’agitaient lorsque j’ai reçu la livraison mensuelle de la revue Pour la science, avec un dossier science et élections. Cela pouvait être un bon moyen d’éprouver mon discours intérieur. Les quatre sujets abordés sont :
- Avoir un mode de scrutin plus respectueux de l’opinion de l’électorat (encore un de ces mots globaux !),
- Une façon plus globale de traiter la politique énergétique,
- L’efficacité des politiques de sécurité,
- L’urgence d’un nouveau système de santé pour assurer des soins de qualité pour tous.
Sans nier l’intérêt de ces thèmes et le fait qu’ils posent des questions déjà plus globales que le niveau « tactique » de bien des propositions entendues, il faut bien reconnaître qu’ils ne sont pas au niveau du grand souffle dont nous déplorons le manque. Mais, évidemment, ce n’est pas non plus le rôle d’une telle revue que de le proposer.
Je suis donc trouvé ramené à l’état d’esprit ante.
Est-ce que vous auriez une vision plus roborative à me proposer ? Cela me ferait du bien.
Merci.
Amitiés
Jean-Pierre