Une contribution de mon épouse Chantal qui reprend et prolonge les réflexions de mon dernier billet
Je rebondis sur le dernier blog de Gérard qui déplore l’absence de projet chez les candidats à la future présidentielle. Ceux-ci nous proposent des programmes censés appâter les électeurs, mais il y a un vide total en ce qui concerne les projets de société. Ce billet rencontre un écho en moi et, comme bon nombre de mes concitoyens, je me sens désabusée par la teneur de la vie et des débats politiques.
Les débats en vue des prochaines élections, omniprésents dans nos médias depuis des mois, m’apparaissent vides de sens et génèrent en moi malaise et démoralisation ; ils ne me m’invitent pas à m’y intéresser et à m’y impliquer. Cependant, en tant que citoyenne, je ne me satisfais pas de cette tentation de retrait et je me sens quelque peu coupable de ne pas prendre part à ces débats.
La question qui se pose à moi est la suivante : étant donné l’état actuel de la situation, par quelle porte d’entrée et comment apporter ma contribution à la vie politique ?
Il faut procéder à une lecture plus profonde pour comprendre le phénomène. Ce qui se passe sur la scène politique est à l’image de notre monde, de l’état de notre société et de nos institutions. Les hommes politiques eux-mêmes sont le miroir de la société, des électeurs qu’ils représentent. Notre monde politique est moribond. Ce monde là se défait. La phrase suivante de Camus m’a beaucoup frappée et donné à réfléchir : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse ». Il y avait donc, chez Camus et ses contemporains, cette représentation d’un monde qui se défait, et la responsabilité ou la mission connexes de ne pas le laisser se défaire. Il me semble que nous marchons dans les pas de Camus, cette mission aujourd’hui - plus de cinquante ans après - masquant la peur et le refus de voir le monde continuer à se défaire, d’assister à sa destruction. Je constate qu’aujourd’hui cette mission - qui est une action défensive - est inadaptée car ce monde continue à se défaire inexorablement et que nos institutions politiques, qui en sont le reflet, continuent tout aussi obstinément à se déliter. Je crois que – face à ce constat - notre génération est passée à un autre niveau de responsabilité : celle de reconnaître et d’accepter que le monde se défasse. C’est peut-être là le premier défi de notre génération : celui d’accepter la mort de notre monde.
Cette lecture paraît au premier abord très négative et pessimiste, en tous cas elle génère peur et angoisse. Toutefois l’acceptation de cette réalité est fondamentale car c’est elle qui engage toute la suite. Il s’agit de faire un deuil, passage obligé pour être capable de s’investir dans autre chose : accepter de perdre un objet, de s’en détacher, condition nécessaire pour pouvoir en investir un nouveau. De plus, cette acceptation permet de lever l’illusion qui consiste à imaginer qu’en s’acharnant sur un cadavre on peut lui redonner la vie. Il s’agit de prendre conscience que nos efforts ne doivent pas porter là où ils sont voués à l’impuissance et à l’échec et que notre énergie doit se concentrer ailleurs.
En réalité, cette lecture a de quoi nous affranchir d’une attitude de pessimisme et, au contraire, nous remplir d’optimisme et de dynamisme. Si l’on considère que la mort n’est qu’une des deux facettes complémentaires de la vie, comme la mythologie hindoue l’illustre si bien à travers ses dieux, notre regard sur la situation s’en trouve transformé. Ainsi le personnage de Shiva représente la destruction, mais celle-ci a pour but la création d'un monde nouveau. L'emblème de Shiva est d'ailleurs le phallus ou linga, symbole de la création; le dieu est représenté les yeux mi-clos car il les ouvre lors de la création du monde et les ferme pour mettre fin à l'univers et amorcer un nouveau cycle. L'une de ses manifestations les plus célèbres est le Shiva Nataraja, le danseur cosmique qui rythme la destruction et la création du monde. Selon cette mythologie, il ne peut y avoir de vie sans mort et de mort sans vie, Les deux principes sont interdépendants. Destruction et création sont indissociables du processus de la vie. Cette représentation bouscule nos mentalités occidentales, lesquelles, formatées et portées par la religion du progrès et de la croissance permanente, ont exclu la mort de la vie, avec l’illusion sous jacente que la vie pouvait se passer de la mort. En imaginant ainsi la neutraliser, nous avons refoulé celle-ci dans les limbes de l’échec, de l’inacceptable, de l’insupportable.
Aujourd’hui, on est en plein retour du refoulé. La mort, revient en force, et s'impose sur le devant de la scène de notre société, se jouant, entre autres, sur la scène politique. Le retour du refoulé, quelque soit « l’objet » refoulé est toujours chargé d’affects douloureux, entraînant des mécanismes de peur et de défense qui s’expriment d’abord par le refus de voir et d’admettre les choses telles qu’elles sont. Ce refus entraîne des conséquences d'autant plus négatives que nous continuons à nous acharner sur des cadavres, car cette attitude, outre qu’elle est consommatrice d’énergie, s’avère de plus en plus inefficace et inappropriée.
Mais une fois reconnue et acceptée la mort dans nos institutions et dans nos organisations, nous pouvons enfin commencer à regarder les choses autrement, à les envisager sous un nouvel angle de vue. Regarder la mort comme source de création libère un dynamisme qui n’a rien à voir avec une attitude morbide de défaite, mais au contraire avec la grande espérance d’une nouvelle page à écrire. Cette acceptation libère le flux de la vie. Si nous lisons l’interdépendance de la vie et de la mort, notre regard se transforme et déplace ainsi nos énergies de la peur de la mort à l'aspiration à la vie. C’est ce changement de regard qui nous rend disponibles à la création.
C'est là que réside la première forme d’engagement dans la vie politique, dans le changement de notre regard et de nos représentations.
Aujourd’hui, le défi essentiel de notre génération consiste à reconnaître et à accepter que le monde se défasse, acceptation nécessaire pour libérer notre force de création.
Magazine Humeur
La politique à l'image de la société, un monde qui se défait
Publié le 16 mars 2012 par Voilacestdit
Shiva Nataraja
musée de Chennai
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