Créée à l'initiative de la Fondation Cartier pour l'art contemporain, l'exposition Mathématiques propose "un dépaysement soudain", selon la formule du mathématicien Alexandre Grothendieck.
Le dépaysement est assuré, pour ceux qui ne font pas profession d'être mathématiciens, par l'ensemble des installations présentées, imaginées par des mathématiciens de renom [neuf d'entre eux ont participé à l'entreprise] et par des artistes reconnus [neuf également, ayant tous déjà exposé à la Fondation] - entre lesquels s'est noué une alliance fructueuse.
J'avoue ne pas avoir tout compris de certains de ces montages. L'un d'entre eux, en particulier, a retenu mon attention, sans satisfaire tout à fait ma curiosité. Il s'agit d' Ergo-Robots, une installation développée par l'INRIA. Je cite le texte de présentation : "Une tribu de jeunes créatures robotiques se développe et explore son environnement. Au-delà de leurs capacités innées, elles sont équipées de mécanismes leur permettant de découvrir des savoir-faire nouveaux et d'inventer leur propre langue. Dotées de curiosité artificielle, elle explorent les objets qui sont autour d'elles, ainsi que les effets que leurs vocalisations produisent sur des humains. En réagissant par des gestes, les humains créent une boucle d'interaction, et une forme nouvelle de communication entre robots et humains s'auto-organise au cours du temps".
Je me suis demandé ce que signifiait le terme de "jeune créature" appliqué à un robot. L'idée, peut-être, est que la "curiosité artificielle" [comme on dit "intelligence artificielle"] dont sont dotés ces robots est à l'image, non d'un cerveau adulte [qui a déjà appris et emmagasiné beaucoup de savoirs], mais d'un cerveau enfant qui développe sa curiosité et son système d'apprentissage... De fait, cette installation, nous dit-on, "incarne le concept théorique d'ergosystème de Misha Gromov, correspondant aux modèles robotiques de la curiosité artificielle et de ses interactions avec le langage introduits par Pierre-Yves Oudeyer et Frédéric Kaplan"...
D'autres installations donnent à voir des réalisations mathématiques dans leur nue beauté, leur plus simple appareil, si je puis dire, comme cet objet magnifique reproduisant un modèle de surface de révolution à courbure négative constante, réalisé en aluminium [d'une hauteur de trois mètres et dont la pointe n'a que deux millimètres de diamètre] par Hiroshi Sugimoto, grâce aux techniques les plus avancées de la robotique.
Mais ce qui m'a le plus enchanté, m'a emmené le plus loin dans ce voyage imaginaire, ce dépaysement soudain, a été, d'une part, de parcourir la "Bibliothèque des mystères" imaginée par Misha Gromov avec David Lynch, et d'autre part d'écouter et voir les interviews de neuf mathématiciens filmées par Raymond Depardon et Claudine Nougaret.
La Bibliothèque des mystères contient environ trente livres choisis par Misha Gromov pour leur place essentielle dans l'histoire des mathématiques et de la pensée humaine. De chacun de ces livres sont extraits quelques phrases ou un court texte, d'Héraclite à Villani, en passant par Archimède, Poincaré, Descartes ou Einstein... en référence aux "mystères du monde" définis par Misha Gromov : "Le premier mystère du monde est celui de la nature des lois physiques [...] Le deuxième mystère est celui de la vie [...] Le troisième mystère réside dans le rôle du cerveau [...] La seule manière de se représenter l'une ou l'autre de ces trois structures dans un format que l'esprit (ou le cerveau ?) humain puisse appréhender est de construire des modèles mathématiques [...] Et voici qu'apparaît le quatrième mystère, celui de la structure mathématique. Pourquoi et quand apparaît-elle ? Comment pouvons-nous la modéliser, et comment le cerveau parvient-il à l'élaborer, à partir du chaos des inputs externes ?" De grandes questions qui restent ouvertes sur le chemin de la connaissance...
Quant au film de Depardon et Nougaret, il est constitué de plans fixes très impressionnants. On y voit, l'un après l'autre, neuf mathématiciens s'exprimer librement, environ quatre minutes chacun, sur leur passion. Le visage est en gros plan, il nous regarde dans les yeux, la caméra ne bouge pas. Et l'un après l'autre de nous raconter l'origine de sa passion - souvent une rencontre, ou un brusque éblouissement provoqué par le saisissement de la beauté d'une formule, l'élégance d'une démonstration... - ses rêves : "Qu'ai-je fait d'autre dans mon passé de mathématicien, si ce n'est suivre, "rêver" jusqu'au bout, jusqu'à leur manifestation la plus manifeste, la plus solide, irrécusable, des lambeaux de rêve se détachant un à un d'un lourd et dense tissu de brume " - ainsi s'exprime, avec des étincelles dans les yeux, l'un de ces mathématiciens, Alexander Grothendieck, qui mène une vie de quasi-ermite dans les Pyrénées... Moment de bonheur partagé et d'admiration pour tous ces scientifiques qui parlent simplement de "joie", de "coup de foudre", de poésie, de curiosité....
Un dépaysement soudain : qui nous fait entrevoir le sens, peut-être, de ce Fragment d'Héraclite, le premier des textes qui ouvre la "Bibliothèque des mystères" :
L'harmonie invisible plus belle que la visible [Fragment LIV]
Misha Gramov dans "Au bonheur des maths", de R. Depardon et C. Nougaret © P-Y Dinasquet
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