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Les mots perdus (III)

Publié le 17 avril 2012 par Nicolas Esse @nicolasesse

Allongée sur son lit d’hôpital, ma maman ferme les yeux et joint les mains.

Je vous salue Marie pleine de grâce,
Le seigneur est avec vous.
Vous êtes bénie entre toutes les femmes
Et Jésus, votre enfant, est béni.
Sainte Marie mère de Dieu,
Priez pour nous pauvre pécheurs
Maintenant et à l’heure de notre mort.

Il y a quelques semaines, ma maman a eu un accident vasculaire cérébral. Les médecins ont expliqué qu’une tache noire s’est formée dans son cerveau. Cette tache noire se situe dans l’hémisphère gauche, là où se trouve le centre du langage, exactement à l’endroit où elle a construit sa réserve de  mots.

C’est un peu comme une crevasse qui découpe la surface d’un glacier : à la surface on peut voir la ligne accidentée qui marque la frontière entre la neige et le noir. On peut en faire la  cartographie et dessiner un itinéraire qui contourne le danger. En surface, c’est facile, il suffit de faire le tour et de bien mesurer. Mais pour ce qui est de la profondeur, il y a juste ce trou bleu qui se transforme en noir, et on ne mesure pas la profondeur du noir.

Lorsqu’une crevasse déchire la surface du cerveau, un nuage noir se forme et, à la périphérie, un nuage moins noir, que les médecins ont appelé “pénombre”. Un peu de lumière passe dans cette zone grise qui sépare les tissus morts des tissus vivants. Un peu de courant, on ne sait pas combien. Ça fait des courts-circuits et des étincelles. Il y a des fils qui pendent un peu partout. Des fils suspendus qui se balancent dans le vide, en attendant l’arrivée du technicien.

Ma maman a perdu les mots. Maintenant, elle les cherche. Tous les jours. Les mots simples et les mots compliqués. Les noms. Les prénoms. Elle essaie de recréer les liens, de relier les lettres qui pourraient décrire les images ou expliquer le monde. Ça fait des courts-circuits et elle s’énerve. Elle fait non de la tête. Elle cherche dans tous les recoins de sa mémoire. Dans les endroits les moins éclairés. Elle cherche. Elle fronce les sourcils. Tout à coup, elle dit : “NUIT”. Elle répète : nuit, nuit, nuit, nuit… Elle écoute le son, elle le met en bouche, elle dépoussière ce mot exhumé du royaume des mots. Elle le nettoie. Elle le polit comme un trésor.  ”Nuit”. Ou “peur”, ou “manger” ou “difficile”. Tous les mots perdus qui reviennent, un par un, l’un après l’autre. Un mot après l’autre, jour après jour. D’abord, retrouver les mots. Plus tard, il faudra songer à les assembler.

Alors, avant de partir, mon père assis près d’elle lui dit : “Faisons la prière du soir.” Alors, elle ferme les yeux et elle joint les mains. Sans hésiter, elle commence :

Je vous salue Marie, pleine de grâce, le seigneur est avec vous…

D’un seul trait elle dit tous les mots. Elle fait toutes les phrases.
Elle a le visage d’un enfant.



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