On aura tant extrapolé le monde qu’on ne le
regardera plus un jour que comme une grande banque d’images, de fragments, nous
parlant de loin de quelque chose qu’on ne sait plus voir. Nous porterons en
nous notre caverne platonicienne, le tumulte du monde nous parvenant à travers
des écrans, les images s’imposant comme notre réalité. Des motifs à volonté. (…)L’appareil photo à depuis quelque temps quitté
s’on apparence ancestrale, massive, le métal et le verre, le bois de ses
origines, soigneusement vernis, qui l’attachaient aux plus improbables
inventions du XIXème siècle, pour revêtir des formes plus compactes et plus
mobiles. Greffé dans n’importe quel téléphone portable, à porté de main, il en
devient un prolongement naturel, un organe associé. Et cette mutation a affecté
les façons de la photographie, son champ même s’en est trouvé étendu ; et
par association, le visage qu’elle nous renvoyait du monde et de nous même.
Accessible et désinvolte, fouineuse, opportuniste, gratuite, elle s’est mise à enregistrer
et révéler les plus obscurs aspects du monde, les plus anodins aussi, elle
s’est frottée aux choses et en a mis au jour la part la plus intime, la plus
réservée. Après les paysages étales, c’était la vie mobile, le mouvement, la
vitesse, l’abstraction, l’abîme qu’ouvraient les détails en gros plans, la
sexualité la plus crue, les objets des plus anodins, l’intérieur même du corps,
les moments les plus fugaces. Fouiller l’ordinaire.(…)Ainsi trouve-t-on désormais images de tout et
de toutes les manières. A portée de main. Et en chaque image, se glisser
derrière l’œil de celui qui les a faites, en habiter la réalité par le point de
vue, faire l’expérience de l’autre. Les adolescents et préadolescents,
massivement, témoignent d’eux-mêmes, s’exhibent et se mettent en scène devant
l’œil complice d’un téléphone, d’une webcam. Ils tiennent archive de leurs
gestes, jouent de leur image, se disent dans leurs amours, dans leurs déconnes,
dans leurs exploits, leurs parures. C’est toute une ethnographie contemporaine
qui se dessine, non plus témoignage extérieur mais images de l’intérieur,
réflexives si on veut. Images de soi depuis soi et tendues aux autres comme une
affirmation. (…)Mélancolie des fragments. Non plus les
paysages étales, donc, d’un monde semblant s’offrir au regard jusqu’à
s’estomper dans le lointain. Plutôt un
monde où l’on sinue et qui ne se laisse voir que dans une succession de
morceaux auxquels on percute tandis que tout passe. Fragments prélevés au
tumulte comme l’œil retient d’une chorégraphie quelques moments de grâce,
quelques gestes isolés, le détail de rapports fugaces. On sait que l’œil
n’embrasse pas d’un coup, mais qu’il balaye ce qu’il voit en sautant d’un point
d’accroche à un autre. Picasso dessinait ces trajets du regard qui rapprochaient
le visage des fesses, des pieds, en oubliant l’intermédiaire du corps pour se
focaliser sur les points éloquents. Il oubliait les routes de ses cartographies
sensibles. On pourrait éclater un corps tout entier, comme les cadavres de
Géricault, c’est d’ailleurs ce qu’on fait en faisant un portrait. Le portrait
nous dit comme le regard découpe et détache, comme il fait en cinéaste son
montage dans chaque plan du monde. On est ce qu’on se raconte.(…)Images : peintures d'adolescents de Sylain Dubrunfaut.