Magazine Humeur

(2) L'imbécile et le révolutionnaire (sur l'autonomie)

Publié le 23 avril 2012 par Olivier Beaunay

L'autonomie n'est ni la solitude ni la liberté. Elle tient pourtant, de la première, une certaine solidité et, de la seconde, le sens des possibles. De la combinaison des deux, elle produit la capacité à faire des choix. Ce qui fonde son intérêt vis-à-vis de l'une et de l'autre est qu'elle se pense fondamentalement en rapport à quelque chose d'autre qu'elle-même. Or, la solitude n'implique pas le monde pas plus que la liberté n'implique les autres. D'un point de vue pratique, elle procède donc d'un degré de réalité supérieur en matière de découverte et de délibération.

Dès qu'elle a su dépasser les pagayages des premiers mois pour accéder à la marche, ma fille a eu tôt fait de s'emparer de sa petite valise et de se diriger vers la porte d'entrée pour nous signaler son souhait de quitter la maison. Elle prenait un malin plaisir de même, lorsque nous dînions en terrasse à l'extérieur, de préférence dans les rues piétonnes, à s'éloigner de nous au fur et à mesure du repas. Elle vérifiait d'abord que nous la suivions des yeux comme pour légitimer son éloignement et nous regardait alors de temps à autre en nous faisant signe de la main ; puis elle se dirigeait d'un pas assuré, sous le regard bienveillant et intrigué des passants, avec de jeunes camarades de fortune ou seule aussi bien, jusqu'au bout de la rue et au-delà si nous ne la rattrapions pas.

Entre l'amour et la confiance

Alors que nous étions, en toute rigueur, pour peu de chose à ce stade dans ce mouvement d'émancipation naissant, j'ai souvent considéré cette situation comme une forme d'idéal-type de l'éducation qui prenait alors ses marques. Chiara semblait nous dire en substance : "Je pars, je dois vivre ma vie et il est bon que vous le sachiez dès à présent ; et, en même temps, je le fais en relation avec vous et (plus tard peut-être, idéalement) parce que vous m'avez donné suffisamment confiance en moi pour que j'entreprenne ce voyage" (1). 

Comme dans les tragédies antiques, le début signale la fin. Si philosopher est apprendre à mourir, éduquer est apprendre à laisser partir ou, si l'on veut, apprendre à aimer sans posséder (2). Quoi de plus difficile pourtant quand le statut de parent donne soudain, avec la naissance de l'enfant, une justification si puissante à l'existence ? (3) Or, les choses se corsent d'autant plus à cet égard que cette justification affective se double d'un impératif de protection. D'emblée, les conditions sont donc réunies pour que, de cet impératif de protéger, l'amour justifie les excès de son emprise.

En d'autres termes, l'amour n'est pas le meilleur allié de l'autonomie. Ce fut longtemps le problème des mères et cela reste, me semble-t-il, une difficulté pour les femmes (4). On l'a suffisamment souligné dans ces chroniques : l'éducation à l'américaine met tôt l'enfant en condition de s'émanciper. Elle donne ainsi confiance à l'enfant en même temps qu'elle produit un doute sur la force du lien affectif qui l'unit à ses parents. Inversement, les éducations latines prolongent indéfiniment le lien avec l'enfant au détriment de l'apprentissage de l'autonomie.

Dans un cas, j'ai confiance en moi mais je ne suis pas sûr d'être aimé ; dans l'autre, je sais que je suis aimé mais le monde me fait peur. Du point de vue de l'amour, ce degré de distanciation progressive qui fonde l'autonomie est donc le grand sujet de l'éducation ; c'est sans doute aussi sa part la plus ardue, ce que l'on peut résumer par l'équation suivante : entre l'amour et l'autonomie, il y a la nécessité d'une construction progressive de la confiance.

Si la séparation est le cas-limite de l'autonomie, elle n'en résume cependant pas toute la problématique. A y regarder de plus près, une grande partie du travail d'autonomisation de l'enfant s'effectue même non dans la séparation, mais dans la proximité ou, mieux encore, dans l'accompagnement. Cela est vrai du moins de l'apprentissage matériel qui conduit peu à peu à maîtriser ce que l'on pourrait appeler le processus de la journée (se lever, se laver, se vêtir, se nourrir, se déplacer, ranger, puis travailler, gérer, etc). Le terme de processus souligne assez que l'essentiel en la matière relève d'un travail de standardisation : il s'agit de mener par soi-même un certain nombre de tâches nécessaires de la façon la plus efficace possible.

Le standard et la variation

L'apprentissage de l'autonomie intellectuelle procède d'une démarche inverse. Si les premières étapes de structuration des connaissances et de la pensée supposent elles aussi la transmission d'un cadre et d'une méthode, le processus a en revanche pour objectif le développement d'une pensée propre, critique par nature. A la standardisation des jours répond ainsi le processus créatif de la nuit au sens où "l'oiseau de Minerve prend toujours son envol au crépuscule" (Hegel). Sous couvert d'autonomie, les objectifs s'opposent : à l'objectif d'efficacité qui commande aux choses matérielles s'oppose ainsi l'objectif de singularité qui sous-tend la vie de l'esprit, et cela dans toute la mesure où l'universel ne se confond pas avec le banal. En quoi Robert Pirsig avait raison de noter que ce sont les meilleurs élèves qui échouent aux examens (5). 

La tâche est plus délicate qu'elle n'y paraît. D'abord parce que l'éducation, à l'instar de la politique, est tout sauf une affaire rationnelle. Ensuite, parce que la singularité le dispute ici à la reproduction. Rien n'est plus amusant à cet égard que les recommandations des jurys exhortant à l'expression d'une pensée personnelle. Les concours sont d'immenses usines à conformisme ; et le pari consistant à poser le conformisme comme étape de la construction ultérieure d'une pensée autonome est un pari aussi raisonnable que celui de vouloir transformer un community manager en anachorète.

L'approche culturelle opposait l'autonomisation à l'infantilisation. La question scolaire donne le choix entre produire des imbéciles prématurés ou fabriquer des révolutionnaires tardifs. L'imbécile tardif ne représente qu'un progrès à la marge en raison d'un temps de nuisance réduit. Le révolutionnaire prématuré me semble un modèle plus intéressant : il peut ouvrir dans l'ordre des choses une brèche féconde s'il sait, plus tard, rester fidèle à cette inspiration en la transformant en action de progrès concrète (6).

Mais la question scolaire ne se confond pas avec la question éducative. L'objectif de l'éducation n'est pas de produire des bêtes à concours mais des membres d'une communauté, des individus libres qui soient capables de construire un désir et de réaliser un projet. Que l'autonomie consiste fondamentalement à se donner à soi-même sa propre loi souligne assez qu'elle a autant à voir avec la discipline qu'avec la contestation et qu'elle procède en réalité d'une logique plus processuelle que téléologique. Ce qui compte à la fin, ce n'est pas la charte des valeurs, c'est le mouvement par lequel on y parvient. La qualité de la démarche prime ainsi sur son résultat et l'intensité qui la guide sur le formalisme qui la conclut. En ce sens, rationnelle ou pas, l'éducation suppose un véritable travail, entrepris aussi tôt avec l'enfant qu'il doit être poursuivi tard avec soi-même.

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(1) Il faudrait faire une différence, de ce point de vue, entre le bon et le mauvais voyage. Le bon est une quête, le mauvais est une fuite. On voit par exemple un certain nombre de gens en Océanie atterrir là parce que c'est l'endroit le plus éloigné de leur point d'origine. Ceux qui y restent demeurent souvent des enfants, ce qui se matérialise par un mélange redoutable de protection, de confort et de repli. C'est le syndrome de l'île aux enfants qui symbolise, inversement, pour les parents calédoniens, toute la difficulté d'encourager leur progéniture à partir pour grandir. En réalité, ce qui détermine la qualité du voyage, sa mise en perspective pour ainsi dire, ce n'est pas le voyage en soi, c'est le retour.

(2) Relire à ce sujet Conception de l'amour en 1928.

(3) Certains parlent à cet égard "d'amour inconditionnel". L'expression me gêne : d'une part, elle soumet a priori toutes les autres relations à conditions, d'autre part, elle laisse à penser que les relations filiales y échapperaient par miracle. On confond miracle et désastre. Les enfants en veulent à leurs parents et les parents eux-mêmes finissent par prendre quelque distance avec des enfants qu'ils ne reconnaissent plus qu'à moitié. Si bien que cette histoire d'amour inconditionnel finit par osciller entre le mensonge et la conjuration. Un peu à la manière dont Florence Foresti évoque l'accouchement, mais en moins drôle.

(4) Loin de moi l'idée d'écarter les hommes de cette affaire. Leur présence devenant plus importante, ils se retrouvent à peu près également en première ligne dans ce dilemme. Mais leur intervention me semble généralement moins marquée par l'envie de protéger que d'éveiller, ou plutôt, moins intimiste et plus ouverte sur le monde extérieur.

(5) Voir le Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes.

(6) Richard Descoings me semble un exemple majeur de cette trajectoire lui qui, de mémoire, expliquait son parcours universitaire par un mélange de chance, d'incertitudes et de concours de circonstances. Il eût pu être, dans ce contexte, le gestionnaire compassé de la tradition, autant dire du déclin ; il a choisi au contraire d'être le visionnaire et l'animateur de la modernisation. Ce que je trouve intéressant à cet égard pour nuancer mon propos est que la brèche de départ ne s'exprime pas nécessairement par l'embrigadement au sein de la première manifestation venue (je note qu'il  faut d'ailleurs une certaine force de caractère pour opposer au panurgisme claironnant de la manif les vertus plus inconfortables du discernement). En clair, les silences de l'adolescence donnent parfois plus de substance à la suite de l'aventure, de même que ses révoltes peuvent se traduire, inversement, par un certain essoufflement. Je crois que cela a aussi à voir avec le développement du sentiment de justice ou, pour mieux dire, avec la construction de la sensibilité à l'injustice qui fait sans doute, pour le coup, une vraie ligne de clivage entre deux rapports au monde.


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