L’enfer est un chien de l’amour, ou l’inverse, où l’on nous fait entrer avec de grandes espérances quoiqu’en dise le Florentin. L’enfer est crasseux et pompeux comme les consuls sous l’empire desquels Virgile endossa la toge. Au moins les poètes qui rendirent la première visite à ce qui n’était qu’une antichambre imaginaire d’un paradis encore plus imaginaire avaient-ils la chance de chercher leur chemin dans une forêt. Des forêts, désormais, il n’y en a plus et même les paradis artificiels sont de courte durée.
Premier cercle. L’enfer est un instrument de torture traversé d’électricité ou d’énergie mécanique, conçu et programmé pour lacérer le ciel encore sombre. Nous sommes le fruit de l’évolution chimique de poussières d’étoiles, un long cheminement de plusieurs milliards d’années mu par le déterminisme et par de petits coups de contingence portés en impressioniste sur la toile de la vie. Tout le labeur de la sélection naturelle, toute la bienveillance des scintillements de nos grandes soeurs naines blanches, géantes rouges et supernovae mourant en ensemençant le terreau cosmique, anéantis par le ululement d’une petite machine animé par douze garde-chiourmes. Les heures, comme se nomment les pandores de la responsabilité et de l’emploi du temps, s’écrivent en chiffres romains ou en caractères luminescents autour de deux carrés adjacents, autant dire en bâtons, en badines, en matraques, en schlagues, et se chargent de chasser le rêve de l’esprit de l’homme productiviste.
Deuxième cercle. L’enfer est un autobus rempli de collégiennes bruyantes et surmaquillées. On en reconnaît certaines qui devaient être contemporaines de Jérôme Bosch. La tête appuyée sur la vitre, on contemple le ciel qui semble essayer toutes les nuances de gris, comme pour froncer le sourcil et marquer sa désapprobation à l’endroit de la danse macabre qu’est devenu le monde. En l’absence de nuages, le ciel est bleu, mais quand on aura fini de faire des trous dans la couche d’ozone, le rayons ultra-violets entreront comme dans un moulin et le ciel sera rouge, ce qui sied infiniment mieux à la rôtisserie que promettent tous les cultes. Autrefois, l’enfer était pavé de bonnes intention, mais de nos jours et par un curieux retournement de perspective les seuls pavés sont au pied de la cathédrale. La route vers l’enfer est désormais faite d’asphalte et de bitume, les bouchons sont longs comme un jour sans vin, et l’on s’y rend en carrosse de tôle pour bien montrer qu’on n’est pas le premier pêcheur venu. Et il y a longtemps que plus personne n’a vu une bonne intention.
Troisième cercle. L’entrée est marquée par un péage. Les batons horaires qui n’ont cessé de nous suivre depuis l’éveil réclament qu’on se signale auprès d’un des plus petits d’entre eux. Le troisième cercle est le plus étendu, il dure sept heures quarante-huit minutes par jour annualisés pendant cent soixante cinq trimestres. On n’est pas obligé d’y passer, il suffit de ne jamais avoir faim et de vivre au grand air. C’est la loi de la nécessité qui commande d’y venir. S’il y a des lois de la nécessité, on devrait être en droit de convoquer un Parlement de la nécessité, à condition de résoudre l’équation à cinq cent soixante dix sept inconnues de la nécessité d’un Parlement. On pourrait y discuter du prix de la dignité et des mesures nécessaires pour réduire la consommation de calories de nos cellules gourmandes, ou négocier la quantité d’oxygène qu’il est raisonnable de faire passer à travers nos poumons (pavés de bonnes intentions).
Quatrième cercle. C’est l’extension du troisième. Les députés godillots ayant ajourné leur séance, on fait danser ses doigts sur un clavier d’où ne sort aucune mélodie. L’étoile la plus proche de chez nous a décidé d’éclairer des cieux plus cléments, nous laissant nous débattre dans un cauchemar (trop) climatisé. Les coups des batonniers horaires pleuvent, les secondes chutent sur nos dos comme les grelons du plus mauvais hiver. L’énergie, le principe fondateur de toute chose, s’est fait chasser par la force. On s’aperçoit que ce n’est pas le réveil qui nous sort du sommeil, c’est nous qui réveillons le réveil. On ne se meut plus, on n’évolue plus, on nous fixe et on nous programme. L’agencement des molécules se fait débile et tout orienté vers le rien. Le vide n’existe pas dans la nature, c’est nous qui l’avons inventé pour y ranger de puissants concepts comme la société, la vérité, le sens. Pendant que l’univers joue sa petite mélodie dans des variations infinies (ou dans des ordres de grandeur trop considérables pour être observés, occupés que nous sommes à durer, durer, durer), on tambourine des rythmes martiaux sur des poubelles. Parce c’est tout ce qu’on a sous la main.
Cinquième cercle. Je veux rentrer chez moi. Je veux me saoûler, peindre des démons védiques et des kappas qui poussent les enfants dans l’eau pour mieux s’en repaître. Je veux que Priape se soulage sur la robe bleue de la Vierge Marie. Je veux que la moustache de Nietzsche forge des haïkus dionysiaques sur la nouvelle lune qu’on vient de se trouver. Je ne veux pas d’une nouvelle lune, alors qu’on en a encore tant de vieilles à nous fourguer, en gros et en détail. Je ne veux plus dormir que de mon plein gré et que les étoiles arrêtent de me bercer comme si j’étais un nouveau-né, sinon promis, je vomis tout l’Achéron, et plus aucun retour ne sera permis.
Sixième cercle. L’enfer c’est les autres, mais il n’existe pas si je n’existe pas.
Septième, huitième, neuvième cercles. L’enfer n’est pas un village organisé en cercles concentriques. L’enfer est une spirale bien installée sur un orbite elliptique. Il tourne autour de nous, et nous tournons autour de lui.
Dante et Virgile sortent de la forêt après avoir croisé Lucifer. L’enfer est un long chemin où l’on cherche la lumière. L’enfer n’est pas si pénible qu’on le dit.