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Valérie Rouzeau, Vrouz

Publié le 26 avril 2012 par Angèle Paoli
Valérie Rouzeau, Vrouz,
éditions de la Table Ronde, 2012.


Lecture de Tristan Hordé


HUMOUR ET MÉLANCOLIE

  Valérie Rouzeau indique à la fin du livre, dans la première des 56 notes, que le titre Vrouz vient de Jacques Bonnaffé, et elle ajoute « ça vrouze autrement mieux que "autoportraits sonnés avec ou sans moi" » (p. 163). Sans doute, et pour ces poèmes — des sonnets ("sonnés"— "sonnet" se rattache, indirectement, à "sonner") — le titre Vrouz, contenant l’initiale du prénom (V) et la première syllabe du patronyme (Rouz), est providentiel, il permet une distance par rapport à l’autoportrait.

  Le choix du sonnet tel qu’il est pratiqué est une autre manière de s’éloigner d’un lyrisme facile autour du "je" — « je est un hôte d’on ne sait qui ou quoi » (p. 109). Quel sonnet ? La forme du sonnet classique français de Ronsard ou de Malherbe, ou du sonnet anglais, a été revisitée depuis longtemps, et Valérie Rouzeau s’inscrit dans cette tradition de refonte : dans Vrouz, 14 vers d’un bloc, comme ils étaient d’ailleurs présentés à la Renaissance, ce qui n’empêche pas de délimiter souvent dans Vrouz deux quatrains et deux tercets. Avec l’élision, ou non, du [e] devant consonne, on compte l’hexasyllabe, l’octosyllabe, etc., l’alexandrin, et parfois le compte déborde jusqu’à 15, parfois les vers de dimension différente se mêlent. Ici (p. 44) le premier et le dernier vers se terminent par "poisson" et les vers 5 à 8 riment en -on (nourrisson / vont / irritation / chanson) ; la question de la rime apporte une rime : « [...] Au moins plus le pétiole / Qui rime avec parole » (p. 127). Un poème s’attarde sur ce que sont les rimes avec un développement parallèle entre les 14 vers du sonnet et « quatorze kilos à perdre » : après 6 rimes en -ant (ou -ent), une septième clôt le sonnet : « Ma complainte par trop pondérale / Avec ses sept moches rimes en [ã] » (p. 102). Le lecteur découvrira à foison des rimes internes dans ces 151 sonnets.

  On repère assez vite des liens thématiques entre deux ou trois sonnets successifs, signe d’une volonté de construction. L’un commence par « Dire façon marabout sans rien prédire du tout » (p. 112), renvoi au précédent où le(s) dernier(s) mot(s) d’un vers commence(nt) le suivant ; un autre se termine par la mention d’une possible pendaison, le suivant s’ouvre sur une pendaison réelle (pp. 85 et 86). Il s’agit au vers 14 des « vitesses à passer » (p. 118) et poème suivant de la mort du père : « Le temps ne passait plus ni la blanquette de veau / Lorsque mon père a quitté des vaches le plancher » ; cet usage de plusieurs sens d’un mot pour lier les sonnets est régulièrement mis en œuvre : "craché / cracher" (pp. 144-145), "patate / patates" (pp. 146 et 147), etc., ou la liaison s’effectue par un lien sémantique clair  : "pompe à vélo" / "pédale" (pp. 138 et 139).

  À la forte unité formelle s’ajoute le jeu avec les mots dans ses multiples aspects, toujours inventif, souvent inattendu, révélant malicieusement ce qui est tu ou non vu ; au hasard : "Jeune €urope" (p. 35), "club merde" (p. 27), etc.. C’est un réjouissant ensemble, avec l’à-peu-près ("violon dingue"), l’homophonie (« Please please enter votre pin, votre pine s'il vous plaît / Votre épine [...] », p. 39, "tentative de tante hâtive", p. 82), l’approximation (« Signes d’humidité peut-être / D’humidité assurément », p. 46, "érections présidentielles", p. 82), le mot valise ("évapeurée", p. 18), la répétition, l’onomatope, le recours à des désignations obsolètes ("sent-bon", en pincer pour quelqu’un).

  Mais que faire sonner, comme on disait à la Renaissance ? Valérie Rouzeau est dans le monde yeux ouverts et les jeux du langage ne sont pas pour se moquer de ceux qu’elle rencontre dans la vie de tous les jours, mais plutôt pour exprimer une tendresse un peu désabusée. Ce qu’elle refuse, ce sont les portables et la prétendue communication, la consommation sans frein de cet « âge d’enfer » (p. 147), les hommes d’affaires toujours sûrs d’eux, avec « le bouquet’s / L’enfer du gratiné / On nous a pas sonnés / Temps compté rolex bling » (p. 37) ; bref : elle est « Moderne sans fil et non / Actuelle plutôt crever » (p. 41). À noter les thèmes abordés, on s’aperçoit que la réalité de chacun est là, les petits boulots — Valérie Rouzeau a vendu des encyclopédies en faisant du porte à porte, par exemple —, ce que l’on voit dans la rue (la vieille avec sa canne, l’enfant qui boîte), le repas à préparer, le Malien qui n’a pas assez d'argent pour acheter une mangue, l’essai d’un chapeau, la neige... Bribes d’une vie aussi, avec les souvenirs d’enfance, le médiocre logement et son matelas à punaises, l’examen au labo, la difficulté croissante à animer des ateliers dans les écoles (« Ces heures dans les classes / Me pompent mon énergie / Mon désir et ma sève » p. 127).

  Il y a dans ces évocations, à côté d’un ton amusé ou critique, une émotion lisible, notamment dans les deux poèmes à propos d’Arlette [Albert-Birot] ou dans celui à propos du "ténébros" disparu, Christian Bachelin, à qui est dédié Vrouz. La mélancolie, Valérie Rouzeau l’exprime toujours discrètement, par exemple quand elle écrit son rapport au lecteur, « Et je vous chanterai une chanson noire / À l’intérieur tout noir de moi », p. 90). Ces moments de retour sur soi sont plutôt rares — « Ma vie j’en parle à personne ou je la brode » (p. 75), et puisque lyrisme il y a, il passe par le jeu avec les mots, par la syntaxe bousculée, par « la poétique fonction du langage », par un art du retournement constant.

  Les notes en fin de volume, dans le même ton que les sonnets, rappellent au lecteur que le poème s'écrit dans une tradition. Un sonnet à propos d'un crayon arrivé à sa fin — on lui met pour cela « Le beau Requiem de Mozart   — est remplacé et, donc, pour ce nouveau, « Commence son exercitation » (p. 71) : une note donne le sens du mot et renvoie aux Essais de Montaigne. Les autres notes énumèrent avec verve des références  : noms d’écrivains (Desnos, Bachelin, Tardieu, Rimbaud, Sylvia Plath — qu’elle a traduit —, etc.), de chanteurs, de personnages de théâtre, titres de films, formulaires de santé, slogans sur des camions. Cela foisonne et le lecteur curieux repèrera d’autres allusions, comme ces carrolliens « Lapins sans leur montre à gousset ».


  Valérie Rouzeau prend, transforme, intègre dans son écriture, faisant sien ce qu’elle lit, voit, écoute. Ce livre bouillonnant de vie s’achève par une parodie des adresses au lecteur : le voyage est terminé, « Avant de descendre assurez-vous / de ne rien t’oublier [...] / Nous vous remercions de votre incompréhension » (p. 161). On sait que le chef de train ajoute à l’arrivée : "nous espérons vous revoir", etc. Sans doute, et il suffit de lire le vers d’ouverture du premier poème, portrait à charge de son auteur, pour s’en convaincre, « Bonne qu’à ça ou rien ».


Un poème (page 145) :

Éclat de grosse perruche comme de cracher
Une graine de tournesol en poussant
Non pas une fleur mais un cri vni
Grincement de porte petit chat gonds mal huilés
Klaxon de vélomoteur de mobylette rouillée
Ça crève tympans et couche d’ozone
D’eau jaune affreux affreux strident
On grêle grelot chagrin avec du tremblement
Dans la voix nourrissonne six mois cent jours
Gargarisme agagax façon bébé bandit
Il y a aussi houhou variante oiseau de nuit
Petits d’hommes émettent de drôles de sons
D'étranges bruits décibels et s’ils pleurent
N’en pissent pas moins composent
Avec la vie la mort d’attaque déjà


Tristan Hordé
D.R. Texte Tristan Hordé
pour Terres de femmes


Valérie Rouzeau, Vrouz



VALÉRIE ROUZEAU

Valérie Rouzeau- photo Michel Durigneux

D.R. Ph. Michel Durigneux
Source


■ Valérie Rouzeau
sur Terres de femmes

[Tout s’écaille] (extrait de Vrouz)
une fiche bio-bibliographique sur Valérie Rouzeau
→ À me bercer (extrait de Va où)
→ Nous nous serions perdus (poème de jeunesse)
→ Oie rêve à l’azur (note de lecture sur Apothicaria)
→ 25 décembre | Valérie Rouzeau, Quand je me deux
→ Quand je passerai
→ (dans l’anthologie poétique Terres de femmes 2012) Dans le vent d’hiver
→ (dans la galerie Visages de femmes) le portrait de Valérie Rouzeau (+ un extrait de Va où)

■ Voir | écouter aussi ▼

→ (sur le tiers livre) un dossier de 34 pages sur Valérie Rouzeau, réalisé par l'équipe de la médiathèque municipale Jacques-Thyraud de Romorantin-Lanthenay [texte de présentation d'Angèle Paoli] (PDF)
→ (sur le site des Découvreurs de poésie) un article de Thierry Guichard paru dans Le Matricule des Anges (Numéro 027 - août-septembre 1999)
→ (sur le site de Libération) Valérie Rouzeau disant des extraits de Pas revoir (L’Idée Bleue, 1999)



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