RENCONTRE AVEC AIME CESAIRE / FORT-DE-FRANCE, MERCREDI 22 NOVEMBRE 2006.
Inutile de présenter Aimé Césaire, 93 ans, père du concept de la négritude, député-maire de Fort-de-France pendant un demi-siècle, rapporteur de la loi qui fit, en 1946, des vieilles colonies - Martinique, Guadeloupe, Guyane et Réunion - des départements français de plein droit. Au sortir de la guerre et de la période Vichyssoise incarnée en Martinique par l'amiral Robert, il pensait que c'était le moyen le plus efficace de faire sortir l'île de la profonde misère où elle était plongée. Aujourd'hui, les écrivains de la créolité, Raphaël Confiant en tête, lui font reproche de trop aimer la France et d'avoir engagé la Martinique sur la voie de l'assistanat. Pour ma part, considérant qu'on ne refait pas l'Histoire, et de plus - ce qui m'est fait reproche - intellectuel vivant en métropole, j'aurais une opinion beaucoup plus nuancée.
Ce préambule n'est pas innocent. Le 16 novembre se tenait à la bibliothèque Schœlcher, en face de la statue décapitée de Joséphine, une conférence-débat à propos de la réédition du livre de Confiant: "Césaire, une traversée paradoxale du siècle" qui lui aurait valu, à la première parution, l'appellation de parricide. J'y assistais, non pour porter la contradiction, mais en tant qu'écrivain martiniquais vivant en métropole mais reconnu en Martinique. Je n'avais nullement l'intention de rencontrer Césaire. Un pareil monument, écrivain majeur du siècle, cela vous fiche, pardonnez-moi cette expression, une frousse royale. Cependant, à ma grande surprise, à la sortie de la bibliothèque, Joëlle Jules Rosette, la secrétaire particulière de Césaire m'interpelle:
- Vous êtes Monsieur José Le Moigne?
- Oui.
- Pourquoi n'allez-vous pas voir Monsieur Césaire? Je suis sa secrétaire et je sais que vous lui envoyez vos livres.
- Je crains de l'importuner.
- Pourquoi? Tenez, on va prendre rendez-vous. Mercredi 10 heures 30. Ca va?
- Bien sûr!
Voilà comment, sans n'avoir rien sollicité, je me trouve nanti d'un rendez-vous avec le nègre fondamental.
Mercredi. Pas facile de circuler à Fort-de-France. Encore moins de se garer, surtout lorsque l'on ne veut pas être en retard. Enfin, Christine et moi décidons de nous ranger sur le trottoir, à deux pas de l'ancienne mairie où Césaire conserve son bureau. Première surprise, nous trouvons à l'accueil notre voisin de siège dans l'avion qui se trouve être le frère de la secrétaire du grand homme. Il est venu donner un petit coup de main. Joëlle nous fait entrer. Césaire, derrière son bureau en acajou, me fixe avec intensité. Joëlle nous fait asseoir et l'interrogatoire commence. Je veux dire par là que son premier souci est de jauger, sans pour autant juger, ma qualité de martiniquais. Mes réponses semblent le satisfaire. En tout cas, Joëlle me propose de m'asseoir auprès du maître pour que Christine puisse prendre des photos. J'ai oublié de dire que Césaire est très sourd et que Joëlle lui souffle mes réponses. De près, je mesure l'élégance de Césaire. Il porte une cravate gris clair à fines rayures noires; une veste gris bleuté et pantalon gris ardoise avec un pli américain. Mine de rien, cela donne aussi la mesure de l'homme. Je note aussi la petitesse de ses pieds haussés de cuir noir. Pour le reste, je ne m'attarderais pas sur ses traits, sur ses lunettes et sur ses cheveux blancs connus du monde entier. Je ne décrirais pas non plus les livres, surtout de poésie, en piles sur son bureau. Je dirais simplement que les miens sont devant lui et qu'il semble les voir lus, notamment: Tiré chen-la an tèt en mwen, ou l'esclavage raconté à la radio qu'il me remercie d'avoir écrit car il y voit une sorte d'adresse à la jeunesse du pays.
L'important, me dit-il, est la question de l'identité. On ne peut être libre si on ignore d'où l'on vient. Kant le disait déjà: "L'homme doit en permanence se demander: Qui suis-je? Qu'est-ce que je voudrais faire? Qu'est-ce je peux faire... ". Il me parle alors de sa rencontre avec Senghor. C'était au début des années 30, à Paris, au Lycée Louis le Grand. Le lendemain de la rentrée il voit, à l'autre bout du couloir, un petit homme noir, vêtu d'une blouse grise nouée par une ficelle au bout de laquelle pend une bouteille d'encre.
- Qui es-tu, bizut? demande le futur grand poète et président de la république du Sénégal.
- Je m'appelle Aimé Césaire et je viens de la Martinique.
- Moi, je m'appelle Léopold Sédar Senghor et je viens du Sénégal. Eh bien, Bizut, à partir de ce jour tu seras mon bizut!
Puis il me parle de George Pompidou, un autre fou de poésie qui fut aussi son condisciple, et de l'amitié qui les lia.
D'ailleurs, je remarque sur son bureau, l'Anthologie de la Poésie Française que Pompidou trouva le temps d'écrire alors qu'il était Président de la République. Bel exemple de fidélité en amitié bien au-delà des clivages politiques.
Nouveau ballet. Joëlle propose à Christine de poser à son tour avec Césaire. Pendant que je prends la photographie, Césaire poursuit son examen tout amical. Il veut savoir si je parle le Créole - lui qui est accusé de ne pas le parler ce dont je doute même si le créole n'est pas l'idiome dans lequel il s'exprime -, à quel âge j'ai quitté la Martinique, à quel âge j'y suis revenu pour la première fois. Bref, il s'attache à savoir si je suis un fâcheux ou un Martiniquais soucieux de rencontrer le premier des siens. Il ne le dit pas, mais, à l'évidence, il ne joue pas les faux modestes. Ses yeux pétillent derrière ses lunettes lorsqu'il affirme avec conviction que le fait de vivre en métropole ne m'empêche pas d'être un enfant du pays. J'ajoute, à sa demande, que lors de mes retrouvailles avec l'île, dès ma descente de l'avion, j'ai retrouvé, non pas intellectuellement mais sensuellement, toutes les sensations que le petit garçon de deux ans croyais avoir perdues.
"La Martinique est un petit pays affirme-t-il, mais il est très complexe. Pour moi les racines les plus importantes sont africaines, mais il ne faut pas oublier les autres, les hindous, les asiatiques ... Tout cela forme un peuple". Il ne le dit pas, mais je sais qu'il n'exclut pas les blancs, ni ceux qui, pour mille raisons, vivent au-delà des mers. Il le répétera deux fois: "Être Martiniquais, c'est surtout une question de volonté".
- Et en Belgique? demande-t-il à Christine. Comment faites-vous avec vos deux langues puisqu'il me semble que l'union paraît inconciliable...
Christine explique.
Vient le moment des signatures. J'ai apporté quatre livres que je souhaite le voir dédicacer à mes proches.
Joëlle intervient.
- C'est trop. Il ne pourra pas. Il a de l'arthrose aux mains...
Tout cela avec chaleur et amitié.
Nous transigeons. Tant pis pour les adultes. Va pour nos petits-enfants. Il est important que la transmission se fasse.
Césaire a du mal à écrire. Il a un mouvement d'impatience que Joëlle assume avec tendresse.
Christine risque:
- Monsieur Césaire, vous vous fâchez de la même façon que Joseph Zobel !
- Zobel? Vous l'avez connu? Où vivait-il avant sa mort? Il était un peu plus jeune que moi.
- C'était un seigneur, dit Christine tandis que je racontais l'histoire de l'amitié qui nous unissait Zobel et moi.
Je lui montre le début du livre que j'écris en ce moment : Joseph Zobel, le coeur en Martinique et les pieds en Cévennes. Il me demande s'il peut le garder et dit qu'il le lira attentivement. Moi, ce que j'avais prévu, c'était de lui offrir ce poème écrit en Martinique:
A grand Rivière
où les vagues sont rudes
l'enfant fait corps avec l'écorce
pour mener sa pirogue
au-delà des nuages
La conversation pourrait se rallumer, mais Joëlle, toujours aussi attentive, nous fait comprendre qu'il faut s'arrêter là.
Césaire se lève.
- Monsieur Césaire vous raccompagne dit Joëlle.
Elle lui tend un bras pour qu'il puisse s'y appuyer tandis que Césaire, d'un geste de la main, me fait comprendre que moi aussi je dois l'aider.
Césaire s'appuyant sur mon bras! Si Man Gabou, ma grand-mère, Man Titi mon arrière-grand-mère, et Man Anna ma manman tant aimée pouvaient me voir du paradis créole où elles m'attendent toutes ! J'imagine quelle serait leur fierté!
Césaire lâche mon bras pour me tendre la main. Il sourit puis me dit en parole d'adieu:- Je reconnais en vous un Martiniquais fondamental.
Retour à la réalité. La police est passée par là. Un magnifique papillon m'attend derrière le balai d'essuie-glace.
Christine a le mot de la fin.
- Qu'est-ce qu'une amende après un pareil moment!
Je ne puis qu'acquiescer.
José Le Moigne