En ce jour d'élection au suffrage universel, un petit détour par les idées de Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet m'a semblé nécessaire et intéressant.
Voici donc un extrait de l'un de ses textes concernant les élections (on peut le trouver dans Oeuvres de Condorcet, volume 8
lisible et téléchargeable grâce à Google-Livres).
Ce texte montre, sur l'exemple d'une élection à 3 candidats, la situation paradoxale où le candidat classé 3ème est en fait celui qui aurait mérité d'être élu; on a souvent fait référence à ce paradoxe à propos des élections présidentielles de 2007 et du candidat Bayrou.
La forme la plus commune des élections consiste à faire nommer par chaque électeur, celui des sujets éligibles qui lui paraît mériter la préférence; et l'on regarde comme ayant le vœu de la pluralité, et par conséquent comme élu, celui qui a réuni le plus de suffrages: mais s'il y a plus de deux candidats, et qu'en même temps aucun n'ait plus de la moitié des voix, cette méthode peut induire en erreur.
En effet, qu'entend-on par être élu? N'est-ce pas être jugé préférable à ses concurrents? Pourquoi fait-on dépendre ce jugement de l'opinion de la pluralité? C'est parce qu'on regarde comme plus probable une proposition déclarée vraie par quinze personnes, par exemple, que sa contradictoire déclarée vraie par dix seulement. Ainsi, celui qui obtient véritablement le vœu de la pluralité dans une élection, doit être celui dont la supériorité sur ses concurrents est la plus probable, et conséquemment celui qui a été jugé par la pluralité supérieur à chacun des autres. Or il est possible, s'il y a seulement trois candidats, qu'un d'entre eux ait plus de voix qu'aucun des deux autres; et que cependant l'un de ces derniers, celui même qui a eu le moins de voix, soit réellement regardé par la pluralité comme supérieur à chacun de ses concurrents.
Cette assertion paraît paradoxale; mais on sentira qu'elle peut être vraie, si on fait réflexion que celui qui vote en faveur d'un des candidats, prononce bien qu'il le croit supérieur à chacun des autres, mais ne prononce point son opinion sur leur mérite respectif, que dès lors son jugement est incomplet, et qu'ainsi, pour connaître le véritable vœu, il est nécessaire de compléter ce jugement. Supposons donc qu'il y ait trois candidats et vingt-cinq électeurs, par exemple; que le premier des candidats ait dix voix, le second huit, et le troisième sept; il est clair que ceux qui ont donné leur voix au premier, n'ont pas prononcé entre le second et le troisième ; et s'ils avaient prononcé, ils auraient pu préférer le troisième au second. De même, ceux qui ont donné leur voix au second, n'ont point prononcé entre le premier et le troisième, et ils auraient pu se réunir en faveur de celui-ci. Enfin, ceux qui ont voté en faveur du dernier, n'ont point prononcé entre le second et le premier, et ils auraient pu tous accorder la préférence au second. Imaginons toutes ces hypothèses réalisées. Quinze voix contre dix auront jugé le troisième préférable au premier ; dix-sept voix contre huit, le troisième préférable au second; et quinze contre dix, le second préférable au premier: c'est donc le troisième qui aurait été décidé préférable aux deux autres par la pluralité, si le vœu avait été complet ; ce même vœu aurait encore préféré le second au premier : cependant celui-ci avait le plus de voix, et le troisième en avait le moins. On voit donc par cet exemple, comment, dans la méthode ordinaire d'élire, le jugement des électeurs n'est pas complet, et comment, par cette raison, le résultat d'une élection faite sous cette forme peut exprimer un vœu réellement contraire à celui de la pluralité.
Terminons par une remarque déplacée : au lieu de s'occuper de cuisine électorale Condorcet aurait mieux fait de s'occuper de cuisine culinaire ! On raconte en effet, que lors de sa fuite de Paris, voulant se faire passer pour un homme du peuple (il ne faisait pas bon être marquis à cette époque) il commanda une omelette dans une guinguette. Lorsque le restaurateur lui demanda le nombre d'oeufs qu'il désirait, il répondit : "Une douzaine". Cela le rendit immédiatement suspect et l'envoya dans la prison dans laquelle il mourut dans de troubles circonstances.