Cette petite phrase est sortie de la bouche d'une copine, lors d'une soirée entre amis, tandis que je lui expliquais qu'il n'y avait en moi pas une goutte de sang français.
Depuis ce jour, sans me l'expliquer vraiment, j'ai cette petite phrase en tête, comme une ritournelle. Je sais que ma copine a voulu me faire plaisir en disant cela, c'était une sorte de compliment. Aurait-elle dit la même chose si j'avais été d'origine belge ou suisse? Peut-être. Pas sûre. Car la question, à ce moment-là tournait autour de l'immigration.
Ce que j'ai ressenti, ce soir-là, c'est que je faisais bien illusion. Quand on me croise, quand on discute avec moi, je "passe" pour une Française. Les guillemets, c'est parce que je suis française tout simplement. Enfin, à 95%.
Car dans mes veines coulent le sang de parents immigrés, de vrais paysans qui sont devenus ouvrier et femme de ménage. Qui ont courbé l'échine et rasé les murs toute leur vie. Qui étaient à deux doigts de dire au maître d'école de me mettre une torgnole si je faisais des bêtises. Qui m'ont fait croire pendant toute ma scolarité qu'ils maîtrisaient les programmes alors qu'ils ont quitté l'école à l'âge de 10 ans. Qui m'ont élevée dans une langue étrangère, jusqu'à ce que Jules surgisse dans ma vie. A ce moment-là, et seulement à ce moment-là, ils se sont adressés à moi dans un français relativement correct mais sans se défaire de l'accent très prononcé. Qui m'ont donné toutes les billes pour que je puisse m'élever professionnellement et me fondre dans la masse des Français.
Alors, je suis devenue Française. Presque naturellement. A 18 ans, après avoir dû justifier que oui, j'étais née en France, oui, je résidais bien en France, oui, j'avais bien fait toute ma scolarité en France, on m'a enfin donné ma carte d'identité bleu-blanc-rouge. Le sésame. Le début d'une nouvelle vie. Enfin, j'étais comme les autres. Aujourd'hui je m'exprime mieux en français que la moitié des Français "de souche", je maîtrise l'orthographe, les tournures grammaticales, l'histoire et la géographie du pays, la littérature et la culture française. Je n'ai rien fait de spécial, j'ai juste appris à l'école et au contact des gens.
Tellement française que mes parents ne me considèrent plus des leurs. L'intellectuelle, la bourgeoise, c'est moi. Je ris jaune. Je leur brandis, de temps en temps, mes 5%, mes racines, mon sang, mon héritage. Je connais leur culture et leur langue par coeur, et même mieux qu'eux. C'était ma façon à moi de leur dire que je n'oubliais pas d'où je venais. Rien à faire, il aurait fallu que je devienne Française, mais que je demeure une fille d'ouvrier, avec une culture ouvrière.
Etre une enfant d'immigré, une "deuxième génération" comme on dit parfois, ce n'est pas une sinécure. C'est une grande fierté, certes, mais c'est aussi se retrouver entre deux chaises, être parfois obligé de choisir, alors qu'on ne peut décemment pas choisir.
Dans le milieu ouvrier, on dit aux enfants qu'il faut absolument s'intégrer, adopter les us et coutumes du pays qui nous accueille. Dans le milieu intellectuel, c'est le contraire, il faut absolument cultiver la différence car c'est une richesse que d'avoir deux cultures. Grand paradoxe de notre monde... Quand on est un étranger pauvre, on s'en prend plein la tête, quand on est un étranger riche, on suscite l'admiration.
Finalement, le problème n'est peut-être pas dans les flux migratoires soit-disant incontrôlés, mais peut-être plus dans l'accès à la connaissance, à l'instruction à la culture pour tous, qu'ils soient Français ou étrangers. Peut-être qu'en déplaçant le problème, on trouverait une solution...