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Louxor, Hôtel Isis, ce 13 février 2000. – Nous nous faisons réveiller ce matin par le muezzin. Puis les couleurs reviennent au monde : à la fenêtre ouverte de l’hôtel Isis, ce sont les palmiers de l’autre rive du Nil dans un poudroiement délayé de verts et de bruns tendres que surmonte la croupe ocre rose de la montagne aux morts. Après le petit déjeuner pharaonique, nous marchons le long de la rue bruyante, accostés à tout moment par tel passeur de felouques ou tel petit marchand de ceci ou de cela. La rue est très vivante, essentiellement peuplée d’hommes. Klaxons à n’en plus finir. Jeune cavalier remontant au galop à contresens. Rien de hargneux au premier abord. Frappé surtout par l’élégance naturelle des gens, qu’il s’agisse des bandes d’écoliers en jolis uniformes (comme au Japon) ou des vieillards en djellabas, en passant par les felouquiers que je vois (c’est maintenant le soir dans le pavillon de toile aux arabesques surplombant le fleuve irradié par la dernière lumière) accrochés pieds nus à leurs mâts, carguant leurs voiles dans le soleil couchant aux nuances orange-violet sur la montagne ocre-mauve.
De ce qui n’est qu’allusion. - A l’éveil des ces jours on ne trouve pas de mots assez légers, assez transparents mais qui évoqueraient aussi le poids des montagnes millénaires et la densité de l’air qui les relie aux galaxies, tout ce lien de temps imaginaire et d’atomes de brume un peu chinoise ce matin - des mots qui dévoilent en voilant et qui parlent sans prétendre rien dire que ce qui est…
Hôtel Isis, ce 13 février. - Très reconnaissant à Bernard Campiche d’avoir composé, en une nuit, tout L’Ambassade du papillon, dont j’ai corrigé hier les épreuves des trois premières années dans l’avion de Louxor où nous sommes arrivés à huit heures du soir. L’arrivée dans la touffeur odorante m’a rappelé mon premier émerveillement à la découverte du monde arabo-islamique, en 1970, lorsque j’ai débarqué à Kairouan pour mon premier reportage ; notamment avec ce grand Bédouin devant l’aéroport, immensément immobile, la tête enveloppée d’un formidable turban, complètement indifférent au grouillement empressé des porteurs et des chauffeurs en mal de bakchich et qui m’a donné l’idée de raconter notre arrivée de son point de vue tandis que ma bonne amie et moi filions en taxi jusqu’à notre hôtel à toubabs…
Jeux de rôles. – Je ne me sens étranger nulle part, sauf dans la peau du touriste. Or ce qui me tue est d’être pour ainsi dire contraint à des comportements qui ne sont pas les miens et pire encore : de voir ma bonne amie traitée en éventuelle femme à « se faire ». Je l’ai vécu en Tunisie à vingt ans et des poussières, dans le rôle du jeune reporter découvrant la mentalité de trop de types tentés par les petits profits du tourisme de masse à caractère sexuel, et nous le ressentons ici à tout moment, comme hier dans la pénible comédie de Sayed le charmeur.
Tout avait pourtant bien commencé quand le lascar, parlant un anglais passable, visiblement instruit et très affable sans en rajouter, se disant étudiant aux beaux-arts et contraint de faire le taxi pour assumer la charge d’une famille trop lourde pour son vieux père handicapé, nous a conduits à la Vallée des Rois avant de nous inviter à boire un verre dans son village non sans nous prier ensuite de rendre visite aux siens le même soir, promettant de nous cueillir à notre hôtel en payant lui-même la calèche et tutti quanti. Or nous étions en confiance avec ce garçon de la plus agréable compagnie, nous avons bien ri, nous avons échangé des vues générales sur la vie et le monde comme il va, et c’est sans défiance que nous l’avons suivi, la nuit venue, de l’autre côté du Nil, jusque dans la maison de ses parents qui nous ont reçus non moins aimablement.
Ensuite de quoi tout a basculé sur la felouque du retour, Sayed serrant de plus en plus près ma bonne amie qui n’en croyait pas ses yeux, lesquels en ont pourtant vu d’autres, et moi me retrouvant à l’autre bout de l’embarcation en compagnie d’un vrai bardache à la Gide impatient de négocier l’achat de nos filles et s’effarouchant bientôt du prix en chameaux que je lui proposais ; mais cela sans humour ni regards sincères, comme programmé, et finalement décompté dans le tarif final exorbitant exigé pour la traversée, après que Sayed eut encore formulé le souhait de se voir offrir un nouveau portable et quelque prêt nécessaire à la réparation du toit de la maison familiale…
Louxor, ce 15 février. - Me réveille à quatre heures du matin et me rappelle aussitôt ces malentendus humiliants liés au tourisme. Me rappelle le dégoût que m’a inspiré le tourisme sexuel en Tunisie. Les Boches de Kasserine ne venant là que pour se taper des jeunes gens, et ceux-ci, jusqu’au personnel des hôtels, me regardant comme si je ne pensais qu’à les acheter. La scène ridicule du premier soir à Kairouan où, m’étant baladé toute la soirée avec Mohammed, celui-ci finit, après m’avoir attiré derrière une dune, par sortir sa queue d’âne qu’il prétendait me mettre quelque part. Et moi: « Non merci, sans façon», etc. Vraiment quelque chose de faussé par l’argent, qui empoisonne les relations comme dans L’Ami riche de Matthias Zschokke. Mais que faire pour y échapper ?
Du premier souhait. – Bien le bonjour, nous dis-je en pesant chaque mot dont j’aimerais qu’il allège notre journée, c’est cela : bonne et belle journée nous dis-je en constatant tôt l’aube qu’elle est toute belle et en nous souhaitant de nous la faire toute bonne…
De l’autre côté du jour. – Tout le jour à chanter le jour tu en es venu à oublier l’envers du jour, la peine du jour et la pauvreté du jour, la faiblesse du jour et le sentiment d’abandon que ressent la nuit du jour, le terrible silence du jour au milieu des bruyants, la terrible solitude des oubliés du jour et des humiliés, des offensés au milieu des ténèbres du jour…
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Tout le jour passé à attendre notre foutu vol de retour, pour finir dans cet hôtel de luxe d’Hurghada, au bord de la mer Rouge, où nous avons été détournés finalement et avons rejoints une cohorte d’Helvètes arrivés de Charm-el-Cheikh exaspérés par ce contretemps et s’ingéniant à profiter le plus possible de la situation après qu’on nous eut offert un somptueux repas arrosé à discrétion. Tout à l’heure, le personnel a passé dans les chambres afin de vider les minibars que nos compatriotes délicats étaient en train de piller par vengeance. Tout à fait le genre de scènes à décrire dans un récit de la beaufitude occidentale. Dans la foulée, j’aurai relevé telle ou telle saillie du genre : « En tout cas, l’Egypte, tu peux marquer plus jamais ! » ou encore « Tu sais ce qu’il m’a répondu le type du Desk : que si nous n’arrêtions pas de râler ils pourraient bien déclencher une alarme terroriste, non mais tu te rends compte !? »
(Ces pages sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, qui vient de paraître chez Olivier Morattel)