À l’hôpital, réunis autour du lit, les infirmières et les médecins sont venus pour faire le point.
Point par point.
Ce qu’elle entend. Ce qu’elle voit. Ce qu’elle peut faire ou pas. Elle peut se lever ou s’asseoir. Elle peut marcher avec l’aide d’un appareil qui ressemble à un petit chariot de supermarché. On pourrait dire qu’elle peut supermarcher.
Elle peut boire et elle peut manger. Faire un brin de toilette. Pour les toilettes, c’est plus compliqué, mais là, elle peut aider. À 84 ans, ma maman peut encore faire plein de choses, même avec une tache sombre qui reste collée sur son cerveau.
Ensuite on passe aux aspects pratiques. Est-ce qu’on a bien vérifié les hauteurs des seuils et les largeurs de portes? Est-ce que le lit médicalisé est en place? Est-ce que l’ordonnance a bien été transmise à la pharmacie? Est-ce que personnel soignant a bien été informé? Est-ce que l’infirmière sera bien là lundi soir pour la première visite à domicile? Est-ce que tout sera prêt, lorsque maman sera rentrée chez elle, lundi prochain?
Lundi prochain arrive et il fait beau. Ce vent chaud qui souffle ici en cascade s’appelle le foehn. C’est un vent un peu fou qui fait souvent naitre un jour d’été au beau milieu de l’hiver. Il fait clair. Il fait net. On dirait qu’une main invisible a nettoyé à grande eau les montagnes pour les mettre à portée de nos mains.
La porte des urgences s’ouvre. Assise sur une chaise roulante, maman franchit le seuil de l’hôpital. D’un seul coup, elle est dehors. Au milieu du soleil et du vent. D’un seul coup, elle retrouve le monde qui sent la terre et l’odeur de l’herbe au printemps. Le bourdonnement des automobiles. D’un seul coup, elle se retrouve au milieu du monde qui brille, qui braille et qui tombe.
Je sais bien qu’elle a peur. Alors, je ne perds pas de temps. La porte de la voiture est ouverte et nous l’installons sur le siège avant. Je referme la porte. Sa valise est déjà dans le coffre. Je m’installe derrière le volant.
Je sais bien qu’elle a peur. Je lui prends la main. Je tourne la clé. Contact. Je démarre tout doucement en essayant d’étouffer la voix du moteur, d’escamoter l’amorce du mouvement. Et de très loin tout au fond de moi remonte comme une marée le flux d’un souvenir enfoui qui me ramène dans un autre temps, devant la porte d’un autre hôpital. Sur le siège avant, la maman est très jeune. À l’arrière, emmitouflé dans un couffin, notre fils de cinq jours est peut-être en train de dormir. Je démarre aussi doucement que possible. J’essaie d’étouffer le bruit du moteur et d’effacer la trace des courbes sur la route. Je transporte un trésor hautement périssable, un début de vie fragile qu’il faut protéger des chocs et du froid.
À côté de moi, ma maman regarde le paysage qui défile. Dans les vignes, les premières feuilles ont poussé. Elle montre avec son index. Elle dit : “Beau.” Elle porte un survêtement en éponge bleu pâle. Elle a aux pieds une paire de chaussettes anti-dérapantes.
Je transporte une vie fragile. On nait aussi à 84 ans.