Comment dire, partager et vivre son désir et sa sexualité "d’une culture à l’autre, d’une langue à l’autre"? Sous la direction de Jalil Bennani et de Bertrand Piret, des contributions de psychanalystes français et maghrébins tentent d’éclairer cette double énigme, théorique et clinique, du nouage entre sexe et langage. A recommander aux "amoureux" des réflexions exégétiques portant sur des textes anciens, notamment sur ceux d’un âge d’or -et tolérant- de l’islam.
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D’où le grand intérêt de lire "Désirs et sexualités, d’une culture à l’autre, d’une langue à l’autre", collectif dirigé par Jalil Bennani et Bertrand Piret qui le publient chez Érès. Un passionnant ouvrage réalisé à l’initiative de psychanalystes parisiens après une rencontre avec des collègues arabes sur ce thème organisée au Maroc.
Dans une éclairante introduction, Jalil Bennani, psychanalyste marocain, Mohammad Ham, co-fondateur du Cercle psychanalytique marocain, Karima Lazali, psychologue clinicienne franco-algérienne et Bertrand Piret, leur collègue strasbourgeois, mettent en relation la pluralité dialectale du monde arabo-musulman et l’introduction de la psychanalyse dans cette région du monde par l’Égypte, le Liban et le Maroc: une "coupure épistémologique s’opère", selon eux, "dans le champ de la croyance magique" et ce clivage se double de celui qui existe entre l’arabe classique et populaire, ouvrant pour l’inconscient une infinité d’options langagières en vue d’exprimer la sexualité. Une approche qui n’est pas sans rappeler, il y a de nombreuses années, le travail original de l’anthropologue laïc Malek Chebel (Encyclopédie de l’amour en Islam, Payot, 1995). Autres articles avec des tags similaires
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La virilité, déni de la bisexualité psychique
En dépit de contributions d’inégale valeur sur le plan de la psychanalyse, cette publication comporte certains textes d’une grande richesse qui méritent une lecture particulièrement attentive. Celui, malheureusement trop court, de Colette Soler appartient à cette deuxième catégorie. La psychanalyste fondatrice de l’Internationale des Forums du Champ lacanien insiste en "rapport avec la fin de l’analyse" sur l’écart entre la notion de "l’identification sexuelle" chez Freud et celle de la "sexuation" chez Lacan. Comment, s’interroge-t-elle, l’identification de son désir peut-elle amener chez l’analysant une "identité de séparation" par l’objet sexué? Chacun d’entre eux trouvant, selon Freud, sa "butée" sexuelle -c'est-à-dire la castration- à la fin d’un séjour sur le divan, le masculin et le féminin ne se rejoignent-ils pas dans une "identité de jouissance" dont la norme phallique serait la clef?Puisque ce livre traite de la sexualité dans la culture et la langue arabes, le lecteur concentrera son attention -et il ne s’en plaindra guère en raison de la fécondité de leur contenu- sur plusieurs textes dont celui de la psychiatre et psychanalyste Alice Cherki "la virilité, déni de la bisexualité psychique": un rejet inconscient de cette "position passive commune aux deux sexes" évoquée par Freud et "part maudite du masculin", selon Nadia Tazi citée par cet auteur. Et la spécialiste de décrire ce saisissant parallèle chez des patients racontant "la sortie du hammam des femmes" et l’entrée dans le monde des hommes ainsi que ces allers-retours entre deux langues: le bilinguisme vient soutenir ce rite de passage. La clinique libanaise, étrangement absente de cette recension, confirme, si besoin était, l’étendue de ce symptôme: au Liban, nombre de jeunes collégiens soumis par leurs parents à l’apprentissage de la langue française, la rejettent à leur entrée dans l’adolescence. Ce qui est présenté comme le signe distinctif d’une appartenance à l’élite culturelle du pays est finalement rejeté par les garçons libanais comme une "langue trop féminine à force d’être raffinée" et balayée au profit d’un "retour à l’arabe" perçu, dans le contexte du remaniement pubertaire, comme l’affichage et la garantie de la virilité.
Al-'Ishq et farj pour dire le sexuel
Outre le développement intéressant de Georges Zimra "Le nommé et l’innommé, la fable et l’ineffable" sur l’énigme historique du féminin, notamment au Moyen-âge, le profane comme le professionnel se délecteront de la magnifique réflexion de l’historien marocain Mohammad Ennaji intitulée "Al-‘Ishq, le théologien et l’amant". Une puissante exégèse autour du mot "‘Ishq" qui implique "l’exhibition physique de deux désirs" et où le "sexe débridé" rejoint la folie paroxystique de l’état amoureux, "totale vacation pour l’autre". Il en va de même pour "Le sexuel monothéiste et sa traduction scientifique" de Fethi Benslama qui prend appui sur un autre concept: le "farj" que l’Encyclopédie lexicale du Lîsan définit déjà comme "le défaut entre deux choses, ce qui est entre deux jambes. On dit que c’est le manque entre deux choses, l’interstice, le trou qui fait peur. On appelle le "farj" ainsi parce qu’il n’est pas bouché. C’est la part aveugle. C’est la chose de la femme et de l’homme". A croire que l’intuition de Freud sur l’incomplétude inhérente à la satisfaction sexuelle (Psychologie de la vie amoureuse, 1912) et la certitude de Lacan sur un "impossible rapport sexuel" (Séminaire "Encore") ont été subrepticement puisées chez cet érudit du XIIIe siècle.Plus en lien avec l’actualité, on appréciera également les méditations de la psychanalyste et enseignante à l’Université Diderot-ParisVII Houria Abdelouahed "Que de voiles!" sur le rapport entre la différence sexuelle et l’image, issue "d’une coupure avec la mère". Une différence finalement à "lire" dans une perspective foucaldienne revendiquée explicitement par l’auteur. "Le tabou de la virginité, entre foi et loi" du psychanalyste tunisien Hager Karray, se veut, quant à lui, une réflexion initiée à partir du "jugement, le 1er avril 2008, du TGI de Lille annulant un mariage à la demande d’un époux découvrant que sa femme n’était pas vierge". Et l’auteur de regretter ce "drame" du fondamentalisme religieux islamique qui "affirme la consubstantialité du politique, de l’éthique, du juridique et du religieux" au point de faire du Coran "la norme unique, totale et sacrée".
Malgré la nécessaire reconnaissance des "appartenances symboliques du sujet", en l’espèce la prégnance religieuse dans le monde arabo-musulman, nul doute que la psychanalyse freudienne se situe à l’exact opposé de tout ce qui est susceptible d’incarner, à l’instar d’une religion excluant l'autonomie de l’être sexué, une mère invasive et dévorante.