La France morte

Publié le 10 mai 2012 par Cochondingue

Le gîte rural avait été décoré avec goût, du moins avec le goût de la vieille dame anglaise qui nous recevait. Les fauteuils dataient d'une époque heureusement révolue, avec tissu d'origine, bois d'origine et mites d'origine. La grande classe. Même pas besoin de se préparer d'infusion, dans la théière tout était déjà prêt et n'attendait plus que nous (depuis au moins 2 semaines à en juger par le moisi flottant dans le liquide saumâtre). Mais le pire, et ça je ne m'y étais pas préparé psychologiquement, c'était cette télé ridiculement petite et affreusement obsolète.
C'était le grand soir. Le soir des élections présidentielles.
Il était 19h33 exactement. Nous avions fait 4h de route jusqu'en Normandie. Les autres avaient faim, ils voulaient se trouver un resto en ville, mais la ville la plus proche était à 7km. Le temps d'y aller et de trouver un bistrot avec télé avant 20h pour l'annonce des résultats était très risqué, un peu comme quand Jim Phelps accepte une mission, sauf qu'on sait très bien que Jim Phelps est un personnage de série et que mission impossible ou pas, il s'en sortira toujours à la fin. Alors que pour nous, rien n'était moins sûr, le compte-à-rebours avait réellement commencé.

Rater le visage du Président élu qui s'affiche sur l'écran, c'est comme manger une raclette sans pommes de terre. L'horreur. 
Il était 19h48 exactement. Nous sommes arrivés à Gouz-en-Velay, une sorte de station thermale avec plein d'hôtels déserts et personne dans les rues. Il ne nous restait que 12 minutes pour trouver une brasserie avec télé (si possible un écran LCD 16/9ème, 150 cm de diamètre au moins et pour la marque, je ne ferai pas ma difficile).
Il n'y avait que 2 restos avec télé. Le croirez-vous si je vous disais que dans le 1er il passait du foot.
Du foot... Le soir des élections présidentielles.
Dans le 2ème resto, ils avaient mis TF1. Bon, j'ai dit que je ne ferai pas ma difficile...

Quelques personnes attablées mangeaient en silence. Un serveur nous a accueilli tout sourire.
- C'est pour dîner ?
- Oui, et on voudrait une table juste en face de la télé !
- Ah oui, c'est la soirée foot aujourd'hui ! M'a répondu le serveur.
Je me suis arrêtée net. J'ai dû le regarder bouche-bée pendant un siècle, voire deux.
- Je plaisante ! Me dit-il hilare.
C'était pas vraiment drôle.
On s'est installé. Ils n'avaient pas mis le son, juste l'image. A 20h, Hollande est apparu sur l'écran dans l'indifférence générale. Moi, j'avais envie de crier, mais ce n'était pas trop l'ambiance du lieu.
Ce qui est génial à Paris, c'est cette sorte de clameur sourde lors de grands événements.
Une finale de coupe du monde ou une élection présidentielle. C'est comme si chaque individu faisait parti d'un grand tout, c'est comme si la ville vivait, respirait, reprenait son souffle, criait, hurlait, communiait ou faisait l'amour (enfin, ça je crois que c'est plutôt un problème d'isolation phonique de mon ancien appartement).
Bref, Paris vivait et Gouz-en-Velay était morte. Les gens hors du temps, ne se sentaient pas concernés, comme si rien n'allait changer de toute façon. Rien. Comme s'ils allaient toujours rester là, dans cette brasserie, à manger en silence, figurants d'un film qu'ils n'iraient jamais voir.

On est rentré au gîte pour la suite de la soirée électorale. La télé était si petite qu'on ne voyait même pas le visage des intervenants, juste un bout de nez ou quelques cheveux. Par contre sur la 2ème moitié de l'écran on voyait super bien les motards qui suivaient la voiture de François Hollande...
Mais ce n'était pas ça qui comptait. J'ai poussé un long soupir de soulagement, et j'ai entendu comme un écho, un long souffle, comme si des millions de personnes soupiraient, soulagés. Mais peut-être que c'était juste le vieux parquet qui grinçait.