Le sommeil est un bon prélude à l’amour. Je n’énonce pas là un paradoxe, mais un invariant de la littérature amoureuse et en même temps un invariant des jardins. Des amours du Roi René au Songe de Poliphile, le rêve ouvre la porte des symboles, fait naître d’étranges créatures et demande à l’être épris de se soumettre à des épreuves que tous les espaces et les groupes initiatiques ont réinterprétés et adaptées à leur culture. Et dans le même temps, je m’engage dans les jardins, sans autres pilotes que les personnages qui se dressent à chaque étape initiatique, mais avec la conviction acquise par les rêveurs que l’union du couple viendra à l’issue du labyrinthe, si jamais l’issue existe, bien entendu. Et si l’Eglise veille pour écarter les mythes anciens, le Labyrinthe ne sera plus un piège, une sorcellerie, une menace cachant le monstre, ou encore le lit scandaleux des amants, mais l’épiphanie d’une vie religieuse : la rencontre avec Dieu.
Cette géométrie rigoureuse du conte, qui côtoie la géographie émotionnelle des buis ou des ifs taillés, évoque à la fois les circonvolutions du cerveau, les chemins de notre errance et la consécration de l’amour comme discipline. Elle se constitue comme chemin de traverse des jardins historiques dans lesquels l’amour courtois passe d’abord par la chanson de geste, le récit enchanteur à la manière du conte oriental ou le tournoi codifié.
René d'Anjou, ou encore René Ier de Naples ou encore René de Sicile, surnommé le Bon Roi René est né le 16 janvier 1409 à Angers et mort le 10 juillet 1480 à Aix-en-Provence, deux villes d’égale importance dans ma mémoire tapissière. Elles témoignent toutes les deux d’un parcours personnel qui s’est développé d’un côté entre l’Apocalypse biblique tissée pour Louis Ier d’Anjou un siècle avant René, une œuvre véritablement transcendante que je retourne admirer régulièrement et le Chant du monde de Jean Lurçat dont la réalisation des panneaux s’échelonne sur l’ensemble de mes années de lycée. Je les ai découverts en 1964 au Musée des Arts décoratifs de Paris, au moment même où mon attrait irrésistible pour le textile venait de naître, grâce à la Demeure.
En feuilletant le « Cœur d’amour épris », comme on peut le faire aujourd’hui virtuellement, sans risquer d’en corrompre les pages, on ne sait rien d’autre avec sûreté que le paysage d’une grande douceur, dans un monde cloisonné de haies où les cours d’eau coulent sans heurts. Les hommes y sont par contre des sources potentielles de violence et d’affrontement ; mais dans les limites de codes d’honneur. Ils ont pour nom : Cœur, Désir, Largesse et les lieux qu’ils parcourent ont pour symbole Compagnie, Amitié et Amour. Ils pénètrent au Château de Plaisance. L’amour y est un jeu de rôle où Chère Aimable et Courtoise Manière savent attraper les cœurs au filet, tandis qu’Espérance et Folle Présomption enduisent vainement les arbres de glue pour y piéger les cœurs volages. Pitié et Bel Accueil rencontrent Danger à la porte d’un château moins accueillant et Pitié se dévouera pour expliquer à Douce Merci qu’il faut aimer le Cœur d’amour épris.
Ce parcours enluminé et lumineux est bien moins violent en un sens que le récit du Songe de Poliphile qui clôturera le XVe siècle et ouvrira ainsi le dessin tumultueux des temples inquiétants, des monstres cracheurs de feux, des nymphes troublantes et des éléphants d’Hannibal, mais continuera cependant à faire vivre le trouble des labyrinthes jusqu’à Versailles où les personnages des fables clôtureront un cycle un peu fou par des sages morales. René d’Anjou laisse les amoureux dans une extase discrète, à distance, tandis que Poliphile participera, à la fin de sa recherche de la Sagesse à une défloration beaucoup moins éthérée, sous l’égide de Vénus, dans l’île de Cythère, devenue l’Isoletto des jardins renaissants. Comme quoi les jardins proposent toute la gamme des sentiments amoureux et de leurs aboutissements.
Je dois ce retour à la Renaissance à une série de remarquables photographies publiées sur le site de « love these pics » et consacrées aux Jardins de Villandry. Les commentaires y font écho à la diversité des amours, du cœur tendre à l’épée sanglante de l’affrontement. Mais c’est la grammaire des jardins qui conduit cependant le langage, dans un discours tressé entre le dehors et le dedans, dans l’émotion partagée autant par les formes que par les rythmes.
Je ne voudrais pas faire retomber la passion pour les végétaux, mais pourtant l’exposition phare de Villandry cette année est astucieusement intitulée « Atchoum ! Le voyage des pollens » et nous guide entre allergies et passion botanique. Elle se déroule jusqu’au 11 novembre et sera déclinée également dans les potagers du roi à Versailles, à l’arboretum d’Antony et au Château de la Bourdaisière en Touraine.
Ce cœur célébré m’a fait également revenir sur mes pas, à Bruxelles, dans le jardin des Van Buuren auquel j’avais consacré un chapitre dans « Leçons de jardin à travers l’Europe ». Cette villa musée contient un des plus grands chefs-d’œuvre de la peinture, « La chute d’Icare » de Pierre Bruegel l’Ancien. Elle témoigne tout autant d’une réussite sociale que d’une réussite culturelle apaisée en phase avec son époque. Mais l’histoire des jardins y révèle un cœur souffrant. Depuis leur état initial de 1924, ils s'étendent sur un hectare et demi. Une unité de style et d'époque existait entre la partie dessinée par Jules Buyssens et la maison de style Art Déco.
Quarante-cinq ans après leur inauguration, Alice van Buuren devenue veuve commanda à René Pechère un complément de la villa qui constitue un hommage et un souvenir dédiés à son mari David. Terminé, le parc se compose d’un Jardin Pittoresque, d’un Labyrinthe et d’un Jardin du Cœur, conçus dans une continuité rigoureuse de la « Grammaire des Jardins », si chère au grand paysagiste belge dont on peut retrouver le vocabulaire si rigoureux au mont des Arts, au Botanique ou encore dans le jardin de la Maison d’Erasme.
La première photographie vient du site "love these pics". Les autres photographies de Villandry sont des photographies de presse du Château.