D’une séquence finale à 24Heures. Départ à Cap d’Agde. D’un recueil de papiers littéraires de Michel Cournot. Du créationnisme combattu par Richard Dawkins. Clin d’œil aux Particules élémentaires, à Port Nature. De L’Urgence et la patience de Jean-Philippe Toussant. Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard. Des « blocs de vie » de Flannery O’Connor, retrouvée chez Quentin Mouron. De l’art de la citation, etc.
Au Cap d’Agde, ce lundi 14 mai. – Nous nous sommes embarqués ce matin vers dix heures pour le sud de la France, destination Cap d’Agde, comme tant de fois depuis vingt ans et plus. J’étais encore bien fatigué d’avoir très peu dormi, encore un peu stressé psychiquement d’avoir achevé hier soir tard, dans la rédaction déserte de 24 Heures – aussi déserte que celle où Buzzati, selon la légende, a commencé un soire de veille à composer Le désert des Tartares -, la dernière édition de notre page littéraire du samedi, à la fois content et un peu troublé ; mais nous étions partis, de la route de montagne en zigzags nous avons passé à l’autoroute et j’ai sorti un livre pour nous en faire la lecture: De livre en livre de Michel Cournot, un recueil de papiers littéraires de ce chroniqueur de cinéma que j’ai lu tant et plus dans nos années de jeunesse et dont j’ignorais qu’il fût aussi un remarquable lecteur et un écrivain au verbe vif et au jugement à peu près infaillible. De fait, qu’il parle de Jean Genet ou de la Comtesse de Ségur, de Thomas Bernhard ou des relations de Marcel Proust et du vieux Gallimard, de Ramuz (de belles pages affectueuses mais sans complaisance d’une rare justesse pour l’essentiel, quoique forçant un peu sur le Ramuz genre vieille souche) ou de Gide en Afrique (avec Marc Allégret) et à son retour d’URSS, de Michaux son ami ou du Petit Robert, le réalisateur des Gauloises bleues (film attachant mais sans plus) se montre le plus fin des lecteurs et des témoins de la vie littéraire, avec un portrait émouvant, aussi, de l’éditeur Grasset, ou une évocation toute de justesse de la destinée tragique de Drieu La Rochelle. Bref, nous n’avons pas vu passer la vallée du Rhône, j’ai lu De livre en livre sans discontinuer et nous avons passé Lyon, Montélimar et Nîmes, juste bloqués quelque temps par deux cons de camionneurs luttant de vitesse sur les deux voies, puis nous avons été heureux de retrouver les paysages du Midi aux pins délicats et au buissons de genets ou aux massifs de bougainvillées, sur quoi la mer est apparue entre deux collines et là-bas le fort d’Agde sur sa colline tandis que la radio signalait des piétons égarés sur une autre autoroute du sud, du côté de Nice.
Enfin nous voici dans notre studio jaune vanille surplombant la mer de quelques mètres et donnant sur la jetée et le petit phare, au front sud de la futuriste Cité du soleil décrite par Houellebecq dans Les particules élémentaires où cohabitent désormais naturistes à peaux boucanées (c’est nous) et libertins échangistes (ce sont eux), non sans affrontements picrocholins que je tâcherai, tantôt, d’évoquer à ma douce façon…
Au Cap d’Agde, ce mardi 15 mai. - Cinq heures du matin. Des tas de pensées originales au réveil, qui demandent à être notées. Je me lève donc, bercé par le ressac de la mer, pour noter, sur ce carnet que je croyais avoir perdu hier et que j’ai retrouvé en ouvrant nos bagages, cette pensée ironiquement créationniste: que Dieu existe depuis mes six ou sept ans, qu’il a pas mal évolué vers mes quinze, seize ans, que je l’ai tué vers mes dix-sept, dix-huit ans et ressuscité un peu plus tard, qu’il a été catholique ultra vers mes vingt-cinq ans, qu’il est redevenu protestant vers mes quarante ans et que je ne cesse de le voir évoluer en lisant The God Delusion de Richard Dawkins, traduit plus explicitement sous le titre Pour en finir avec Dieu, dont les observations scientifiques darwinistes pures et dures m’intéressent et m’amusent, aussi, car l’auteur est plein d’humour, très plat en revanche dans ses tentatives d’explications de la foi religieuse, marquées par l’esprit le plus réducteur et le plus soumis à l’utilitarisme à courte vue de ceux-là qui n’envisagent la vie que sous l’aspect de la survie.
Godard panoramique. - Comme il fait un peu gris ce matin et que la marche le long de la mer est un peu pénible contre le vent, je regarde la première partie des Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, dont je ne retiens pas grand’chose de bien substantiel à vrai dire, à part une quantité de citations visuelles ou textuelles. Dans une forme à la fois éclatée, contrapuntique et tissée de répétitions parfois sentencieuses, c’est cependant un très somptueux panorama kaléodoscopique en mouvement, qui évoque d’abord les fondateurs – notamment Irving Thalberg – et l’usine à rêve hollywoodienne, avant d’achopper à l’histoire du XXe siècle et plus précisément aux deux guerres mondiales. La question de la fonction politique du cinéma est bien présente, et sa valeur illustrative du présent, mais les histoires sont à reconstruire par le spectateur-lecteur supposé suivre le discours hyper-référentiel du chroniqueur. Pour le cinéphile avisé, ce collage est assurément jouissif, dont les citations sont autant d’incitations à rebondir, avec un choix d’images et de fragments de séquences cousus ensemble avec un art qui se prolonge par les musiques, chansons, dialogues et autres bribes de paroles formant une sorte de polyphonie cinématographique, mais cela ne reste-t-il pas une déconstruction pour initiés ? Je vais voir encore la deuxième partie de la chose pour en juger…
L’urgence selon Toussaint. - En commençant de lire L’urgence et la patience de Jean-Philippe Toussaint, petit recueil de petits textes où l’écrivain belge parle des à-côtés de l’écriture, je me disais d’abord : la barbe, avec un net préjugé nourri par maints agacements antérieurs, dont les écrits d’un Paul Nizon, le Suisse de Paris, sur ses approches de l’écriture, genre Aller à l’écriture ; et puis le Belge a dépassé le Suisse et je lui ai emboîté la roue, si j’ose dire. Cela se passe pages 40 à 42, quant Toussaint décrit l’urgence. L’urgence est en somme la récompense de la patience. Ce n’est pas l’illumination tombée toute crue du ciel comme la romantique inspiration, mais la plongée en immersion qui nous fait entrer soudain dans la quatrième dimension de la vaie littérature, incessamment surprenante et vivifiante.
Jean-Philippe Toussaint parle très bien ainsi de cet « instant unique où l’urgence va surgir, le moment où ça bascule, où ça vient tout seul, où le fil de la pelote se dévide sans fin. Comme au tennis, après les heures d’entraînement, où chaque geste est analysé, décomposé, et refait à l’infini, mais reste raide, figé et sans âme, il arrive un moment, dans la chaleur du match, où on commence à lâcher ses coups et où on réussit certaines choses qui auraient été inimaginables à froid, et n’ont éé rendues possibles que par la rigueur et la ténacité de l’entraînement qui a précédé. Dans ces moments-là, dans la chaleur de l’écriture, on peut tout tenter, toit nous réussit, on effleure le filet, on frôle les lignes, on trouve tout, instinctivement, chaque position du corps, le fléchissement idéal du genou, la façon d’armer le bras et de lâcher le coup, tout est juste, chaque image, chaque mot, chaque adjectif pris à la volée et renvoyé sur le terrain, tout trouve sa place exacte dans le livre »…
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Cité du soleil, ce 16 mai. – Il est des auteurs autour desquels je n’aurais cessé de tourner à travers les années, et telle est certainement Flannery O’Connor que Pierre Grupari l’athée, le premier, m’avait enjoint de lire en m’annonçant « le feu de Dieu ». Or à quoi tient la passion qui m’attache à cet écrivain de la grâce et de tous les tourments, des vices tenaces et du racisme coriace, dont le regard sarcastique sur notre pauvre humanité s’en remet aux impénétrables voies d’un Seigneur cruel ? Sans doute au caractère magnétique, voire électrique de son écriture à courts-circuits incessants, mélange de cruauté et de compassion, de noirceur et d’éclats lumineux. Et puis, et surtout peut-être, Flannery O’Connor est de ces rares auteurs, comme les grands Russes (Dostoïevski et Tchekhov principalement) ou comme Simenon, qui nous confrontent à des personnages évoquant des « blocs de vie », compacts et autonomes. Ainsi, dès que je reprends la lecture d’ Et ce sont les violents qui l’emportent, c’est le « bloc de vie » du vieux prophète Tarwater que je retrouve alors qu’il qui vient de calancher sur son petit déjeuner et que son petit-neveu Francis Marion, quatorze ans et farouche autre « bloc de vie », va devoir enterrer sous au moins dix pieds de terre ; et du coup je pense au jeune Quentin Mouron et à son deuxième roman non encore paru, Notre-Dame-de-la-Merci, dans lequel on se trouve également devant trois « blocs de vie », étonnant trio de paumés à la Deschiens taillés en ronde-bosse, et présents, si présents et émouvants dans leur humanité - présents comme si rarement dans la littérature contemporaine – comme chez personne à ma connaissance dans la génération de Quentin…
Cité du soleil, ce 17 mai. – Le ressac nous berce, la nuit plus encore que le jour. Or cette voix de la mer me semble, des voix naturelles, la plus apaisante. De fait, les montagnes se taisent la plupart du temps, à croire qu’elles miment le silence du Dieu caché, juste troublé de loin en loin par le fracas lointain d’une chute de pierres ou par le grondement assourdi d’une avalanche, tandis que la mer nous rappelle sans discontinuer, en son murmure, d’où nous venons, de quelles profondeurs immémoriales nous avons surgi et où nous retournerons – non sans porter encore nos frêles esquifs et capter nos regards pleins d’espoir…
De citations en incitations. – C’est Charles-Albert Cingria qui disait, si j’ai bonne mémoire, que l’art de la critique repose en bonne partie sur l’art de la citation, et je crois que c’est en effet très juste : que c’est par la citation qu’on parvient à l’incitation. Décrire un texte sans citations reste souvent insuffisant, trop sec ou prétentieux (le style doctoral à l’allemande ou à la suisse allemande). Alors que la citation a la première vertu de faire entendre la voix de l’auteur (pour autant qu’il en ait une – a contrario, citer les dialogues d’un Marc Levy revient à en montrer la terrifiante indigence !), avant d’illustrer sa pensée ou sa perception du monde avec autant d’exemple qu’on pourrait dire chantés et qui incitent illico à la lecture de l’œuvre – ou au contraire à la fuir non moins résolument…