Un signe de Jean-Daniel Dupuy. À propos de littérature « hors d’âge ». Prendre des notes ou pas. De la retraite et des sentiments qui en découlent. Des rapports entre écrivains et cinéma. De la réflexion non alignée de Jacque Ellul qui ne voyait « rien d’important » à l’avènement de Mitterrand en 1981…
De la retraite. – Se retrouver d’un jour à l’autre à l’écart du monde dit productif représente, pour beaucoup, une épreuve qui a conduit, dans mon entourage proche, un oncle hyperactif à une première tentative de suicide, avant une longue dérive dans l’hébétude mentale, et notre père à un désarroi que j’ai découvert, un jour, en refusant son aide au motif que je ne voulais pas le déranger… C’est cela même : cette humiliation de celui qu’on repousse même gentiment (sûrement la pire façon, soit dit en passant) que j’ai tenté de restituer dans ma nouvelle du Maître des couleurs, où les collègues de bureau d’un employé présumé quelconque découvrent, au moment de lui désigner la sortie, un Mensch pas comme les autres et qui va leur en remontrer tout tranquillement.
En ce qui me concerne, je me rends mieux compte aujourd’hui qu’à l’exception des quelques années où j’ai fonctionné comme chef de la rubrique culturelle, au Matin, j’ai toujours vécu dans une sorte de retrait qui me faisait considérer le journalisme comme une activité « mercenaire » en somme secondaire par rapport à mes travaux personnels. Dès le 1er janvier 1994, d’ailleurs, ceux-ci ont pris la première place dans l’horaire de mes journées, puisque c’est alors que j’ai commencé à me lever tous les matins à 5 heures – et dès ce jour aussi qu’en quelques années j’ai produit dix nouveaux livres alors que j’avais traîné pendant tant d’années sur le manuscrit de Par les temps qui courent, achevé en cinq mois au mois de juillet 1994.
On voit ces jours des protestations s’élever du fait que le jury du Festival de Cannes ne compte aucun écrivain, alors que plusieurs films de la sélection reposent sur des adaptations de romans de DonDeLillo, Hemingway ou Mauriac, notamment, mais le sujet du débat n’est que le reflet d’une situation qui se généralise, sur fond de formatage technique et de course au succès facile et au profit à tout crin. On se réjouit au demeurant de voir les films de Jacques Audiard, De rouille et d’os, d’après Craig Davidson, ou d’Alain Resnais, Vous n’avez rien vu, d’après Jean Anouilh, et ma foi tant pis pour le glamoureux festival s’il n’a pas « osé » en appeler, dans son grand jury, certes présidé par un indéniable « écrivain de cinéma », à ceux qui donnent tant à sentir et à penser sur le grand écran de nos nuits de lecteurs…
« Texte étonnant », relève Porquet, « car toujours d’actualité », après avoir rappelé la teneur des arguments de Jacques Ellul fondant un véritable changement : « La lutte contre le chômage est la priorité des priorités, je ne sous.estime pas du tout la gravité du problème, je le crois même tellement grave qu’ilimplique, à mes yeux, un changement radical de toutes les structures et de toutes les conceptions de la société actuelle, dont ni les socialistes ni les communistes n’ont la moindre idée ».
Toujours d’actualité, le vieil huguenot christo-marxiste qui appelait de ses vœux une qualité de la vie « rigoureusement contradictoire avec l’accroissement de la production industrielle et l’industrialisation de l’agriculture» ? Plus que jamais à l’heure où les uns prônent la décroissance imposée aux peuples, et les autres la croissance comme fin en soi, alors que le coût de l’essence explose, que les matières premières se raréfient et que la pénurie énergétique s’accentue à l’envi. Et Porquet d’y aller d’un dernier coup de bec : « Aujourd’hui comme il y a trente ans, donc, c’est la même solution qui est proposée comme remède à la crise, la même fuite en avant. Et personne n’écoute la minorité de penseurs – Ellul, Charbonneau, Illich, Gorz, Anders, Latouche, Semprun (Jaime), Ariès – qui, depuis un demi-siècle ne cessent de répéter qu’il faut opter pour un autre modèle tant que cette bifurcation peut encore faire l’objet d’un vrai choix politique librement discuté et consenti, car demain il sera trop tard »…
On se réjouit alors de signaler la réédition, en janvier dernier, de l’ouvrage que Jean-Luc Porquet, préfacier, qualifie de « plus accessible » des livres de Jacques Ellul, écrit « à la diable » et qui se lit avec une allègre avidité. Son titre est Le bluff technologique, c’est une somme de près de 800 pages, qui fut accueillie en 1978 par « un silence hautain ». Raison de plus de s’y plonger !
Jacques Ellul. Le bluff technologique. Préface de Jean-Luc Porquet : Ellul l’éclaireur. Editions Fayard/Pluriel, 748p.