Mesta

Publié le 23 mai 2012 par Voilacestdit


Le petit village fortifié de Mesta, sur l'île grecque de Chios, vit hors du temps ; il vit, aujourd'hui encore, de la culture du mastic, une résine naturelle connue depuis l'Antiquité pour ses vertus médicinales, ses essences et son parfum, recueillie en incisant le tronc de petits arbustes appelés lentisques, qui font la particularité de la flore locale. Ces petits arbustes relativement bas, aux branches étendues et aux troncs de couleur gris foncé, sont cultivés dans les collines alentour, souvent d'accès difficile, d'où l'emploi, aujourd'hui encore, d'ânes portant les charges.

Plantation de lentisques


La culture  et l'élaboration du mastic sont aujourd'hui encore effectuées selon les méthodes traditionnelles, qui nécessitent beaucoup de main d'oeuvre, depuis la préparation des plantations [les troncs sont tout d'abord nettoyés, grattés et soigneusement essuyés], le lacérage des troncs, la récolte minutieuse de la gomme, et enfin sa fastidieuse élaboration [passage au tamis, nettoyage à l'eau froide et au savon, grattage de chaque morceau un à un - la "piqûre"- suivi d'un second tamisage permettant de dissocier la gomme en fonction de sa qualité et de sa finesse]. Le mastic, qui est produit exclusivement sur l'île, dans les villages du sud, sert à aromatiser les pâtisseries ou les alcools ; l'huile de mastic est employée pour fabriquer des vernis de très grande qualité utilisés pour vernir les instruments de musique ; on l'emploie également pour ses vertus médicinales, et aussi en parfumerie et en cosmétique : à Chios des magasins spécialisés proposent ces produits. Le mastic constitue la principale activité économique de Mesta.
Le village de Mesta, situé au coeur de la région de Mastichochoria [du mot "mastic"], sur la côte sud de l'île de Chios, a été construit au cours de la période byzantine ; il est lové au creux des collines, à quelques kilomètres de la côte, caché de la vue des pirates, qui faisaient de fréquentes incursions. Fortifié, il est entièrement clos sur lui-même ; seules trois portes, de moins de deux mètres de large [aucune voiture ne peut pénétrer à l'intérieur du village !], permettent d'accéder au labyrinthe intérieur des ruelles couvertes d'arcades [ces passerelles couvertes permettaient le déplacement furtif des habitants d'une extrémité à l'autre du village]  et des boyaux étroits défensifs passant sous les maisons collées les unes aux autres, qui débouchent, au centre, sur la place unique, haut lieu de l'activité sociale du village, seul espace dégagé, occupé par une haute église et quelques tavernes, où il fait bon deviser en laissant passer le temps, en dégustant le vin local - un des meilleurs de Chios - et en observant l'activité incessante des parlotes, des échanges, et des jeux infinis des enfants.

Une des trois portes de Mesta


Attablé sur cette place avec Anna, notre logeuse, et son mari Théo, ils évoquent, en compagnie de Vasilis, le serveur, le souvenir de notre fils Alexandre et sa femme Julie qui, en octobre dernier, au cours de leur tour du monde, ont fait ici-même une halte studieuse de trois semaines, et avaient leurs habitudes. Il me revient qu'Alexandre avait alors écrit quelques lignes sur son blog à propos de Mesta ; excellente occasion de les retranscrire :


Wednesday, October 26, 2011Mesta


Il ne nous faut pas longtemps pour comprendre que Mesta, sur l'île de Chios en mer Égée, n'est pas un village comme les autres. Anna, qui allait nous fournir un logement, dit au téléphone : "Ah, vous êtes arrivés ! Mon mari arrive." Arrive où ? Nous n'avons pas de point de rencontre !
Mais à Mesta, pas besoin de rendez-vous. Le village est tout entier ramassé autour de la petite place centrale. Et surtout, un réseau de vieillards assis disséminés aux points stratégiques montent la garde. Ils ne marchent plus guère, mais par contre l'information, elle, circule plus vite que la lumière. Ils sont encore plus efficaces que Facebook pour tout savoir sur tout le monde. Et en effet le mari d'Anna nous trouve tout de suite. Il parle français, ayant été vendeur de marrons chauds en face du Pathé Grands Boulevards.
Nous sommes d'abord saisis par le calme. Pas de voitures : les trois portes, datant du 14ème, sont trop étroites. Les deux roues motorisés sont interdits, mais au bout de quelques jours je comprendrai le truc : tu rentres par la porte nord, coupe ton moteur, descend en roue libre vers le point visé, puis en repartant continue en descente vers la porte sud où tu peux relancer ton moteur. Mesta échappe ainsi à la malédiction de Dali en Chine (les Chinois ont voulu faire des rues piétonnes mais ont oublié d'y interdire les scooters. Ceux-ci, en vertu de la loi routière universelle en Asie -- le plus gros a la priorité --, et débarrassés de leurs prédateurs naturels, foncent en klaxonnant dans toute la ville. Y marcher est un enfer, puisque du coup il n'y a plus de trottoirs...).


Au delà des clichés du petit village de carte postale, nous sommes frappés de découvrir à Mesta quelque chose que nous pensions éteint : le sentiment de communauté et d'intérêt général. S'il y a une cérémonie, tout le monde est invité. Si quelqu'un a des fruits, la distribution est générale. La petite épicerie, seul point de vente à des kilomètres, pratique des prix statistiquement raisonnables (le prix d'un même article varie de 1 à 3 selon le jour, la température, l'humeur de Mme Popoulos, etc. je travaille encore à résoudre l'équation à quarante inconnues permettant de les prédire). Il n'y a pas beaucoup de choix alors on fonctionne en mode soviétique : quand il y a quelque chose, on en achète. J'ai l'impression que les gens comprennent que le maintien de prix bas passe par le moindre choix (pas de stock, pas de déperdition). La taverne n'a pas vraiment de menu : on mange ce qu'il y a - peu importe, car on y boit, à 3€ la bouteille, un vin résiné Malamatina dont nous sommes devenus absolument dépendants.
Ainsi va la vie à Mesta. Bien loin des débats et des manifs à Athènes, le jour coule. Il n'y a guère que du Turc dont on se préoccupe encore un peu ici. La côte impie est juste en face, bien visible. Aussi proche que dans les mémoires le souvenir des invasions et des atrocités. Et on vénère Victor Hugo.
Juste un mot d'explication sur le fossé qui sépare Chios de la Turquie, dont les rivages d'Asie Mineure sont si proches. De la longue histoire de l'île, depuis l'Antiquité classique [Homère serait né à Volissós, sur la côte ouest, et aurait enseigné à Daskalopétra, à quelques encablures de la ville de Chios], les jeux d'alliance plus ou moins heureux avec Athènes, puis Sparte, les Romains plus tard, des périodes de domination suivies de libération, la période byzantine dont datent les fortifications de Chios, comme celles de Mesta, la suprématie génoise durant plus de deux siècles... vers 1474 l'arrivée de Christophe Colomb sur l'île, où il débarque à Daskalopétra et serait resté relativement longtemps pour se procurer des cartes maritimes, prendre des renseignements concernant son grand voyage et choisir des marins de Chios comme membres de son équipage... retenons la date de 1566 : le turc Piali-Pacha envahit Chios, ouvrant la période de l'occupation turque, durant laquelle Chios connut la prospérité.
Mais le 11 mars 1822, des révolutionnaires Samiotes débarquèrent à Chios et assiégèrent, sans succès, la garnison turque retranchée dans la forteresse de Chios. Le 30 mars, la flotte turque arriva à Chios, commandée par l'amiral Kara Ali Pacha. Les révolutionnaires se replièrent mais - comme souvent dans ces cas - la répression, terrible, s'abattit sur la population. Pendant quinze jours, les Turcs massacrèrent, brûlèrent, pillèrent et dévastèrent toute l'île de Chios. Sur les 140 000 habitants  que comptait l'île, il ne reste à leur départ que 2 000 personnes. Les autres ont été massacrés, emmenés en esclavage ou se sont enfuis sur les îles voisines.
L'événement provoque une vive émotion en Europe. Il inspirera au peintre Delacroix son célèbre tableau "Les Massacres de Chio", conservé au Louvre, et à Victor Hugo son poème "L'Enfant grec":

L'Enfant grec


"Ô horror ! horror ! horror !"
W. Shakespeare, Macbeth

Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil.
Chio, l'île des vins, n'est plus qu'un sombre écueil,
Chio, qu'ombrageaient les charmilles,
Chio, qui dans les flots reflétait ses grands bois,
Ses coteaux, ses palais, et le soir quelquefois
Un choeur dansant de jeunes filles.
Tout est désert. Mais non ; seul près des murs noircis,
Un enfant aux yeux bleus, un enfant grec, assis,
Courbait sa tête humiliée ;
Il avait pour asile, il avait pour appui
Une blanche aubépine, une fleur, comme lui
Dans le grand ravage oubliée.
Ah ! pauvre enfant, pieds nus sur les rocs anguleux !
Hélas ! pour essuyer les pleurs de tes yeux bleus
Comme le ciel et comme l'onde,
Pour que dans leur azur, de larmes orageux,
Passe le vif éclair de la joie et des jeux,
Pour relever ta tête blonde,
Que veux-tu ? Bel enfant, que te faut-il donner
Pour rattacher gaîment et gaîment ramener
En boucles sur ta blanche épaule
Ces cheveux, qui du fer n'ont pas subi l'affront,
Et qui pleurent épars autour de ton beau front,
Comme les feuilles sur le saule ?
Qui pourrait dissiper tes chagrins nébuleux ?
Est-ce d'avoir ce lys, bleu comme tes yeux bleus,
Qui d'Iran borde le puits sombre ?
Ou le fruit du tuba, de cet arbre si grand,
Qu'un cheval au galop met, toujours en courant,
Cent ans à sortir de son ombre ?
Veux-tu, pour me sourire, un bel oiseau des bois,
Qui chante avec un chant plus doux que le hautbois,
Plus éclatant que les cymbales ?
Que veux-tu ? fleur, beau fruit, ou l'oiseau merveilleux ?
- Ami, dit l'enfant grec, dit l'enfant aux yeux bleus,
Je veux de la poudre et des balles.
[Victor Hugo, Les Orientales, 1829]