Comme les théories de l’administration publique nous l’enseignent, les organisations ont tendance, si elles ne sont pas soumises à un contrôle actif et diligent de la part du pouvoir politique, à prendre de l’expansion dans tous les sens du terme. Augmentation des budgets, de la liberté d’action et de communication, enflure des organisations, enfermement dans un mode opératoire d’autorégulation, etc. : les organisations sont toutes vouées à suivre le même chemin lorsqu’elle opère sous une autorité molle et complaisante.
À ce titre, les services policiers québécois ne sont pas différents des autres administrations publiques. Plutôt, elles sont en passe de devenir de véritable cas d’école en la matière : pis, on voit poindre chez elles des agissements corporatistes qui visent à faire avancer leurs propres intérêts avant l’intérêt général.
De multiples exemples
En examinant d’un peu plus près les actions des corps policiers durant les manifestations de 2012, on voit poindre plusieurs pratiques qui ne peuvent plus cacher la tendance corporatiste qui s’est infusée dans les corps de police du Québec
Par exemple, les arrestations de masse, qui seront peut-être bientôt jugées illégales au Canada, participent à cette logique corporatiste. En plus de rapporter d’énormes sommes d’argent dans les coffres de l’État, les arrestations de masse contribuent, grâce à leurs nombres effarants, à instiller un climat de supposée insurrection. Ainsi, il germe dans la tête du citoyen et du politicien que les services policiers doivent agir avec une plus grande liberté et être renforcés afin de réprimer un désordre plus allégué que réel.
Pire, ce désordre peut même pousser à penser que les services policiers sont bien servis par la casse et les émeutes. Non seulement les agents qui travaillent durant ces périodes voient leurs émoluments grossir à vue d’oeil, mais surtout, il en devient nettement plus facile pour leurs dirigeants d’exiger du pouvoir politique une augmentation de leurs budgets et autres pouvoirs. C’est à se demander à quoi bon peuvent servir les agents provocateurs qui sont régulièrement insérés dans les manifestations et dont l’existence est avérée - en 2007, la SQ avait dû admettre leur existence après qu’une vidéo diffusée sur Internet l’a clairement démontré.
C’est d’ailleurs Internet qui amène chaque jour les preuves irréfutables du sentiment d’impunité dont jouissent les policiers québécois. Les vidéos et autres témoignages que l’on y trouve sont proprement scandaleux : insultes, refus de s’identifier (voire même suppression des matricules d’identification), menaces, vols, détentions illégales, arrestations arbitraires, utilisation abusive de la force, attaques directes envers les journalistes et autres tactiques visant à soustraire l’action policière de l’oeil des caméras, etc. Pendant les manifestations de 2012, le Code de déontologie des policiers du Québec, particulièrement ses articles 5 et 6, aura été systématiquement violé. Comment les organisations policières auront pu en venir à se sentir aussi libres d’agir de la sorte ?
Une formidable complaisance
Ces pratiques déplorables ne surviendraient pas si le pouvoir politique avait le courage de baliser et d’encadrer les organisations policières, au même titre que les autres administrations publiques. Cependant, il existe au Québec une véritable culture de complaisance envers les corps policiers. Assis sur une popularité confirmée et reconfirmée par les divers baromètres d’opinions des professions, les politiciens mangent littéralement dans la main des corps policiers comme on a pu le voir depuis le début de cette crise : aucune critique, mise en garde ou instruction n’ont émané des autorités municipales ou gouvernementales. Plutôt, on a loué leur « travail exemplaire ». Pour ceux qui ont eu affaire aux errements policiers, cette comédie est stupéfiante, voire choquante.
En fait, les services policiers québécois agissent de la sorte, car ils n’ont jamais été confrontés à de réels contre-pouvoirs qui permettraient d’encadrer, de baliser et même parfois, de freiner leur action. Certes, chaque fois qu’une critique est soulevée, les politiciens et organisations policières dirigent les mécontents vers les instances de déontologie policière. Mais celles-ci, pour le citoyen lambda, sont de véritables farces : procédures complexes et judiciarisées au maximum, taux de rejets des plaintes élevés, sanctions ridicules, etc.
D’ailleurs, l’action gouvernementale en matière de réforme des instances contrôlant le travail des policiers est proprement risible. Par exemple, le projet de « bureau de surveillance civil » - qui vise à superviser les enquêtes que les corps policiers mènent sur leurs camarades lorsqu’il y a mort d’homme résultant d’une action policière - ne sera au final qu’une usine à gaz. Les organisations policières de tout acabit se sont littéralement liguées pour diluer le projet à un point tel qu’il est devenu une coquille vide. Le bureau de surveillance québécois a tellement été jugé incomplet que l’ancien directeur du même bureau en Ontario, André Marin, s’est permis de s’immiscer dans le débat québécois et de juger sévèrement le projet de loi du gouvernement ! […]
Il faut se garder de voir dans ce texte une attaque contre les services de police, si nécessaires à la sécurité d’une société. L’auteur de ce texte est d’ailleurs un ancien agent de la paix qui comprend très bien la relation complexe du triptyque État-police-citoyen. Plutôt, il s’agit d’un appel à la lucidité qui vise à mettre fin à la quasi-impunité dont jouissent actuellement les organisations policières québécoises et qui mine la confiance que les citoyens portent en l’État, ultime institution démocratique.
sourcele devoir