L’année à venir, de ce mois de mai jusqu’au printemps suivant, allait être emballante pour beaucoup d’entre nous. On ne s’en rendait pas forcément compte. Aujourd’hui, des années plus tard, j’ai du recul et des points de comparaison pour juger de l’intensité de nos vies d’alors.
Le travail ne manquait pas et chacun y mettait du cœur. Les jeunes afghans avaient l’impression, pas complètement fausse, qu’il leur suffisait d’apprendre trois mots d’anglais et d’obtenir quelques vagues notions d’informatique – « Word-Excel » - pour trouver un emploi.
Tout le monde se précipitait vers les organisations internationales et leurs gros salaires à la clé : fonctionnaires, médecins, étudiants…
Cet afflux brutal d’aides en tous genres déstabilisait la société afghane, faisait tourner les têtes, créait des attentes qui seraient forcément déçues, au bout du compte. Ceux qui piochaient le plus dans le magot seraient plus tard les mêmes qui mordraient fort toutes ces mains étrangères vidées de leurs dollars.
Cette phase d’exaltation connut effectivement son crépuscule avec la fin d’un enthousiasme candide, les premiers bilans des actions entreprises, pas tous positifs, une vaste campagne concomitante organisée par les gouvernants afghans sur le thème : « les ONGs gaspillent l’aide internationale, pourquoi cet argent ne passerait-il pas plutôt par nous ? » Ce qui aurait pu se défendre si ces mêmes dirigeants avaient pu garantir que des fuites dans les canaux officiels n’auraient pas rempli directement les poches de certains particuliers.
Nous avions ce genre de discussions, tu te rappelles ?
Nous nous agacions de la tendance à jeter avec l’eau du bain, comme dans toutes les campagnes de communication excessives, les actions nombreuses et efficaces de l’aide d’urgence, tant de vies sauvées, et la très grande misère soulagée. Oubliés également, dans l’outrancière presse internationale, la relative stabilité politique, le peu d’incidents à Kaboul, ville plutôt sûre, et les petits mieux de la vie quotidienne.
Alors que le temps des incertitudes allait vite arriver, ma première année à Kaboul fut comme une douce parenthèse destinée à me faire oublier le mauvais karma qui m’accompagnait depuis si longtemps, et qui ne me lâcherait plus, ensuite.
Nous travaillions beaucoup, avec ardeur et dévouement. Ce qui ne nous empêchait pas de jouer à la belote, au « Trivial Pursuit », d’aller dîner au nouveau restaurant thaïlandais, ou de danser joyeusement lors des charmantes petites soirées organisées par Roberta, la fringante chargée de mission Italo-hollandaise de l’Unesco qui nourrissait une passion pour le groupe Abba. Je n’aurais jamais dû être compté parmi ses invités, triés sur le volet – « nous ne voulons pas de tous les gros lourds de Kaboul » clamait Roberta, à l’énergie communicative mais à l’élitisme étroit – sans ton intervention décisive. J’ai d’abord cru que cette faveur accordée était le fruit de ta culpabilité : manque de temps à me consacrer… Avant de réaliser une bonne fois que ce n’était jamais la culpabilité qui dictait ta conduite.
Les soirées de Roberta démarraient toujours de manière formelle, un peu coincée, avec un groupe de fonctionnaires de l’Onu et de diplomates, auxquels se joignaient deux ou trois représentants du monde des ONGs, pour mettre un peu de décontraction et d’ambiance, devisant avec sérieux autour du bar dans le vaste salon de la guest-house de l’Unesco. Bob, chargé de mission, expert en art gréco-bouddhique, servait les cocktails sans lésiner sur le gin, les esprits s’échauffaient rapidement. Une fois le point effectué sur des sujets importants (par exemple la prochaine réunion entre des représentants du gouvernement afghan et les donateurs sur la « reconstruction des médias publiques »), Roberta lançait le bal : elle confiait à Murray, l’attaché culturel canadien, le soin de choisir la musique, à charge pour lui de sélectionner au moins une fois dans la soirée «Take a chance on me » et, bien entendu, « Dancing queen », tube sur lequel Roberta se déchaînait invariablement, imaginant les déhanchements les plus fantaisistes, acclamée par ses amis qui faisaient cercle. J’avais réussi à imposer « Laissez entrer le soleil », le vieux tube de Hair.
Les opportunités à ce point favorables pour faire connaissance en toute simplicité avec un ambassadeur ou un haut fonctionnaire international, sur un bout de moquette en guise de piste de danse ou en grignotant une part d’un des affreux gâteaux de Roberta sur un coin de table, ne devaient se trouver qu’à Kaboul, en cette année 2002-2003. Nous étions tous mûs par la volonté incontestable de bâtir un premier barrage contre la montée du péril islamiste. J’étais quant à moi content de passer un moment dans un environnement plus reluisant que celui des bureaux de mon association ou du restaurant Hérat, sentiment partagé par Michou, un des rares autres Français invités ici (ainsi que Richard, convié, lui, pour ses talents de danseur mondain). Mon futur colocataire travaillait à l’époque pour une ONG dont les programmes, financés par l’Unesco, se devaient, en principe, de remettre sur pied les archives nationales.
Tu arrivais toujours très tard. Je t’ai d’abord détestée pour ça, avant de ne t’en aimer que davantage. Tu ne t’excusais pas, tu étais simplement celle qui, de toute évidence, avait plus de travail que les autres, voire plus de responsabilités.
Roberta t’admirait. Elle était plus jolie que toi, selon les canons communément partagés, plus sexy, dans ses tenues et sa dégaine, mais devait se juger frivole, surtout en ta présence. Après que tu aies salué brièvement de la main quelques personnes, dont moi, le rituel voulait que vous passiez toutes les deux dix bonnes minutes à papoter dans un coin, en frétillant comme des collégiennes, et en jetant des coups d’œil espiègles aux convives.
Ensuite, seulement, tu daignais venir vers moi, qui attendais, une coupe de champagne dans chaque main.
Nous n’étions pas ce que l’on pouvait qualifier d’intimes. Proches, tout au plus. Nous nous étions revus une demi-douzaine de fois, depuis la réception italienne, à ma demande pour commencer, puis aux soirées Unesco.
La rumeur courait dans des cercles restreints que tu travaillais dans le renseignement. Lorsque je t’en ai parlé, tu n’as pas nié, tu as simplement haussé les épaules, signifiant : « la belle affaire… »
Le tournant, si je puis dire, dans notre relation, s’est amorcé lorsque pour la première fois, tu as accepté de venir à une fête du jeudi soir. Sur mes conseils, tu avais renoncé à l’habituel tailleur pour un jean et un chemisier à fleurs, tu avais même accepté d’oublier tes lunettes, quitte à ne pas voir avec netteté ce qui t’entourait. Dans ce contexte moins familier pour toi, nous nous sommes enfin rapprochés. Ma main dans ta main, et mon regard rivé au bleu si clair de tes yeux, j’ai vécu cette soirée sur un nuage et la nuit qui a suivi, dans la volupté.
Je te connaissais déjà de nombreux talents. Je découvris ta virtuosité dans l’art de la caresse.
Tu étais décidément en tout la bonne élève, appliquée, soucieuse de perfection. Cette nuit-là, cependant, j’ai cru percevoir par instants chez toi de furtifs abandons, des ardeurs, des glissements vers le désir.
Ces heures passées sur mon tochak, dans mon immense chambre vide - alors que dehors veillaient patiemment dans leur voiture tes deux gardes du corps -, savourant l’incroyable Bordeaux que tu avais apporté, servi dans mes Duralex, et accompagné de pistaches, nos gestes tendres, nos fous rires, toutes ces images viendront dorénavant se superposer à tout le reste, chaque fois que nous nous reverrons, chaque fois que je penserai à toi, tu ne seras plus jamais, tu ne seras plus seulement, la diplomate dévouée, surchargée, la jeune femme aux responsabilités mystérieuses et certainement écrasantes.