Entre les piliers de pierres. Blanche la pierre. Blanchie à l’intérieur même par le soleil qui vient s’y vautrer comme un intrus depuis que les croisées d’ogives ne sont plus que les pièces éparpillées au sol d’un ciel sous le ciel qui voulait l’imiter. Au centre des murs déchirés où quelques vitraux aux figures rescapés filtrent inutilement une lumière qui envahit tout. Sur la dalle froide éclatée ici et là par les impacts des blocs tombés de la voute. Gisant à l’abri des bruissements de la nature indifférente qui s’est réinstallée un peu partout, opiniâtre, facétieuse ; denses ronciers enchevêtrant leurs lianes épineuses jusqu’aux meneaux esseulés ; bouquets de chardons mauves hérissant le sol dans des encoignures ; fleurs sauvages bleuâtres, jaunes et rouges nichées dans des trous aux maçonneries effritées ; lézards sortant des lézardes ; vrombissements de nuées de guêpes autour de leurs nids ; sauvages et diverses herbes ayant surgi en touffes partout où leurs graines, au gré des courants d’air, ont pu trouver un terreau, pauvre et rude, pour germer malgré tout.
Mort. Ou peut-être mourant. Sans importance. Possible qu’un souffle encore soulève sa poitrine, mais c’est si peu de chose dans ce désastre déserté que tout a fui à part l’essentiel : ce qui survit à toute guerre. Le végétal inextinguible. L’animal inexterminable.
Il a dû se traîner là. Il a dû tomber même. Le visage par terre. Avoir du mal à se relever. Rouler sur le sol. Cela se devine à ce que tout son corps est couvert de cette poussière sableuse qui couvre le dallage dévasté. Il a dû avoir très chaud et beaucoup transpirer. Cette poudre terreuse s’est collée à lui, à ses bras nus, à ses vêtements humides de sueur chaude.
Le soleil, gros œil de feu, l’a poursuivi.
Il est sûrement venu d’en bas. De la vallée fertile. On lui aura indiqué l’endroit où cela se situait. On lui aura expliqué comment parvenir au sommet. Mal expliqué : la longueur du trajet, la pente difficile, l’aridité, aucun ombrage, la chaleur, pas vraiment de sentier, de chemin tracé, praticable, mais plutôt de la pierraille, de la terre sèche, craquelée. Qu’on ne voit rien du village parce que tout là-haut, autour de ce qu’il cherche, il y a de grands arbres, les résineux qu’on aperçoit, qui masquent à la vue les ruines abandonnées. On ne se sera même pas étonné de ses sandales. On aura pas remarqué qu’en dehors de porter un vieux jeans et un simple tricot de corps, il n’avait rien d’autre. Pas de sac dans lequel il aurait emporté une gourde d’eau. On aura probablement tourné le dos dés qu’on l’aura vu partir dans la bonne direction. On sera retourné vaquer à ses occupations sans autre considération pour lui. Sans mauvaise intention. Sans bienveillance.
L’ascension avait duré des heures. La pente n’était pas si raide, mais elle était lente, constante. Cela ajoutait à l’obligation de toujours devoir monter, une impression de distance infinie au bout de laquelle il n’arriverait jamais. Il distinguait bien les résineux immobiles au loin qui dissimulaient la vieille église au regard. Il ne fut pourtant pas long à s’impatienter de ne pas les voir se rapprocher plus vite. Sentant le poids accablant de l’astre solaire il avait sans cesse essayé d’accélérer son pas. Il trébuchait. Des cailloux roulaient sous ses sandales aux semelles minces. Plusieurs fois il s’était écorché un pied en se le tordant. Il s’arque boutait en gravissant le flanc aride. Des gouttes de sueur lui tombaient dans les yeux et il les essuyait nerveusement diluant sous ses paupières le suc salé qui lui brûlait la vue, brouillait son regard, et faisait disparaître dans l’horizon qui le dominait le repère verdoyant vers lequel il se dirigeait. A d’autres moments il s’était retenu, les mains en avant, pour ne pas s’affaler complètement, blessant ses paumes aux arrêtes des pierres.
Il avait eu un sursaut de force, dans son épuisement, pour courir les derniers mètres jusque sous l’ombre des grands pins. Il n’y régnait pas une vraie fraîcheur. Y être protégé des rayons ardents du soleil suffit à lui procurer la sensation de boire à une source.
Il resta debout le dos plaqué à l’écorce d’un tronc. Petit à petit il remarqua entre les arbres, au milieu d’un parterre de pierres où se mêlaient celles du relief et celles tombées de l’édifice, les ruines de l’église désaffectée.
Il ne se souvenait toujours pas de ce qui l’avait poussé à venir jusqu’ici. Ni d’avoir entendu parler de cet endroit. Ni du moment où il était parti de chez lui. Et comment il s’était rendu dans ce village, en bas. Il ne se souvenait de personne. Le seul, vague, obscur sentiment de s’être échappé paraissait devoir lui tenir lieu de sens. S’il en fallait un encore.
L’intense fatigue qui l’assaillit le contraignit à sortir de sa torpeur. Il tituba entre les arbres. Revenu en plein soleil il découvrit alors l’ensemble presque entièrement effondré de l’église. Il butta encore. Tomba. Dû ramper pour atteindre un appui qui lui permette de se relever. Il atteignit une large brèche dans un des murs pas totalement écroulé. Il s’arracha quelques derniers efforts pour escalader et passer de l’autre côté. Perdit l’équilibre et roula au pied d’un monticule de gravats. Il geignit un court instant avec ce qui lui restait de force, se tordant le dos au sol sous la douleur. Il put se retourner, mais pas se relever. Il se traîna parmi les éboulis jusqu’au pied de l’autel. Dans un espace assez dégagé pour qu’il s’étendit enfin, il s’immobilisa.
Paupière mi-closes, bouche entrouverte, le souffle faible, court, allant s’appauvrissant.
L’implacable clarté repoussait le moindre coin d’ombre. Tout, jusqu’au dieu qu’on avait longtemps prié ici, succombait sous l’éclat desséchant d’une agonie muette ordonnant un état de désolation auquel le peu de nature épargné joignait son indifférence. Les quelques yeux qui, sur des fragments de fresques peintes, grands yeux étirés et doux de visages byzantins, persistaient à regarder sans rien voir, auguraient bien l’impassibilité totale de l’ordre universel pour ces ruines oubliées, et plus encore pour cet être écrasé de lumière et de chaleur, réfugié là, comme si là seulement résidait l’aboutissement d’une quête.
Il ne se souvenait pas. L’étourdissement dû sans doute à un début d’insolation contribuait à dissiper toute tentative de penser. Ce qui restait comme intention de cette sorte tout du moins, considérant le long voyage qu’il avait pu faire, et tout ce qui déjà, de sa mémoire s’était détricoté au fur et à mesure des étapes qu’il avait traversées. La durée possible de son périple elle aussi s’abstrayait. Parti hier. Il y a un an. Bien plus. Depuis le début. Le début de quoi. Il ressentait cependant quelque chose de précis au dessus de ce magma fluide et opaque, unique objet surnageant à la surface. Sans identité devinable. Apparemment insubmersible. Quelque chose d’assez présent, devant tout ce qui s’était effacé en lui, tellement qu’il s’y raccrochait, sans doute à son insu, d’assez présent pour que son corps même en ressente un dernier apaisement. Y puise une tranquillité qui s’harmonisât avec les ultimes renoncements du si peu de force dont il disposait encore. Pas une explication. Pas un recours vraiment. Bien sur pas une justification. Encore moins une excuse. Pas même un petit bout de raison propre à l’arrimer à quoique ce fut de plus ou moins tangible.
Un objet aux contours sans menace. Sans attraits non plus. Mais tout ce qui restait de visible et qu’il put appréhender de lui.
Il l’envisagea de mieux en mieux en le suivant du regard dans la vision flouée que lui laissait ses yeux brûlés. Cela luisait à sa surface, porté sur les eaux d’un mirage.
Le feu du ciel qui avait fait du jour une fournaise hostile commençait à s’atténuer.
Les ombres regagnaient du terrain.
Il n’avait plus qu’à suivre comme lui-même ce radeau ballotté sur le flot s’élargissant de son délire.
La chaleur s’évaporait. Un peu d’air se mit à glisser de place en place dans les décombres.
Il avait cessé d’haleter. Plus aucune douleur physique ne le harcelait. Nulle autre ailleurs ne le hantait. Ce n’était pas qu’une paix intérieure aurait conquis son être. C’était plutôt qu’il ne se serait rien passé. Qu’il ne serait rien advenu. Qu’une vacuité ininterrompue ayant chassé les scories d’un existant ayant au mieux mimé une vie, aurait admis dans un affolement salutaire qu’il n’y avait plus rien à encombrer, à squatter, à tenter de convaincre, à s’efforcer de supporter.
Le bleu aveuglant du ciel se diluait mollement sous celui, profond et étoilé, de la nuit montante.
Il aurait eu froid, comme faim, comme soif, déshydraté qu’il était.
Mais il ne souffrirait de rien.
Sa dernière course pour atteindre le haut de la colline lui avait fait éprouver tout ce qui pouvait être resté coincer dans ses membres, dans ses articulations. Il n’avait eu aucune interrogation sur la nature de cet endroit. A quoi cette construction atrophiée avait été pendant plusieurs siècles destinée. Aux rites des souffrances. Aux absurdes projets de rédemptions absurdes. A un empire de la négation de l’existence. A un culte du rien finalement ravagé par l’abandon lui-même.
Plein de sons minuscules naissaient un peu partout. Petits bruits que le soir rendait plus audibles. Et bestioles que la retombée de la chaleur faisait sortir de mille anfractuosités de pierre, de mille trous de terre.
Les déchirures des murs partiellement demeurés, dressaient à présent leurs découpes brutales et noires.
Sans plus avoir fait un geste depuis qu’il s’était étendu là où il était, sans que son visage ait exprimé la moindre crispation, sans qu’il ait attendu rien d’autre, oui, sûrement rien d’autre, d’où que cela aurait pu provenir, et quoi alors, ou qui, il se résolut à rejoindre son étrange esquif, continuant à le devenir.
Lorsqu’assez de pénombre se fit, que la douceur nocturne, froide, se fut installée, son corps se mélangea insensiblement au tableau d’ombre qui transmuait les restes de l’église en une crypte béante. Une nef retrouvée, tragique et majestueuse, inerte sous le cosmos voguant.
Il devint impossible alors de l’apercevoir. De le deviner. De sentir de ce vivant là en ce lieu. Un simple évanouissement.
D’imaginer que quelqu’un ce fut ici hasardé.
Pour s’y dissoudre.
Emporté, on peut penser qu’il ne reparu plus.
Peut-être même qu’on finit par l’oublier.