Le serial killer Michel Peiry, dit "le sadique de Romont", incarcéré à vie pour avoir violé, torturé et massacré une dizaine de jeunes gens, m'écrit après avoir lu Chemins de traverse. Du trouble qui en découle et des questions que suscite cet "effet de réel"...
Voilà donc ce que j’écrivais dans Chemins de traverse en date du 8 juin 2000 : « Parlé ce soir avec mon confrère Isidore R. du sort de Michel Peiry, alias le Sadique de Romont, à propos de tout ce qu’on a écrit ces derniers jours du sort des pédophiles et autres serial killers arrivant au terme de leur peine. Me dit que c’est un mort. Qu’il se branle en pensant à ses victimes. Qu’il vit en isolement complet à l’étage supérieur des établissements pénitentiaires de Bochuz. Me raconte le Peiry adolescent qu’il a connu dans un club de spéléo et que jamais il n’aurait soupçonné de quoi que ce soit de ce genre. Or l’entendant me raconter diverses péripéties de l’infernal parcours du personnage (notamment à propos de pinces qu’il fixait aux parties sexuelles de ses victimes pendant qu’il les violait), j’ai resongé à ce que j’en évoque dans Le viol de l’ange en me disant que la réalité dépasse de loin ma fiction. »
Et volà ce que m’écrit Michel Peiry dont je conserve l’orthographe : « Monsieur, Du fond de ma cellule d’isolement, j’ai attendu que vous soyez rentré de vos vacances du Cap-d’Agde pour vous écrire ce petit mot. Cela concerne votre journal que vous venez de publier et dont je viens d’en terminé lecture. Je ne sais qui est ce brave Isidore, car personnellement je n’ai aucun souvenir d’une personne pratiquant la spéléologie et portant un nom si inoubliable. Je peux présumer que c’est un nom d’emprunt. Vous vous dite que c’est un homme mort. Quelle définition en donné vous exactement ? Car c’est comme vous (voir page 21) que je me réveille. Le premier bonheur du jour c’est le soleil qui nou l’offre, ensuite on peut en rencontrer d’autres sur les chemins de la nécessité et du hasard. Et parfois, certain jours, cela peut être le contraire.
Quant au reste de vos écrits, je ne désire pas m’y étendre, vous laissant à vos propres idées, cela devant assurément vous rassurer. Permettez-moi de terminer par cette petite phrase que j’aime beaucoup.
« Lorsque nous tirons orgueil de notre ignorance, nous essayons d’éviter le traumatisme d’une inculture cachée ».
En vous souhaitant une bonne retraite, veuillez agréer, Monsieur, mes respectueuses salutations ».
La lettre, tapée à la machine, n’est pas signée ; je n’exclus pas un faux mais il me semble qu’elle sonne vrai. Le passage de la page 21 de Chemins de traverse auquel Michel Peiry. fait allusion est celui-ci : « De la joie. - Il y a en moi une joie que rien ne peut altérer : telle est ma vérité première et dernière, ma lumière dans les ténèbres. C’est dans cette pensée, qui est plutôt un sentiment, une sensation diffuse et précise à la fois, que je me réveille tous les matins. »
Il va de soi que je n’exclus aucunement le fait que Michel Peiry partage ce sentiment en dépit de ce qui pèse (?) sur sa conscience. Donc je lui écris ceci : « Cher Michel Peiry, Merci de m’avoir écrit. Je suis touché par votre mot, qui me permet de répondre à un vivant. Je sens que je vous ai blessé, et je le regrette sincèrement. Cette note d’un jour vous concernant reflète strictement la conversation que j’ai eue ce jour-là avec mon confrère Isidore Rapposo, responsable à l’époque de notre rédaction régionale à Yverdon, et qui rapportait lui-même ce qualificatif de « mort » à votre propos. Donc ce n’est pas moi qui vous traite de « mort » en l’occurrence – je tiens à le préciser. Les faits que j’évoque n’impliquent aucun jugement moral de ma part. J’ai beau user de termes qui vous « jugent » en apparence, comme le mot « personnage » ou votre surnom de « sadique de Romont », ce que je ressens à votre égard est d’un tout autre ordre, mélange de compassion et d’effroi. J’ai noté à ce moment-là, dans mes carnets, les faits cités par le cher Isidore (qui vous jugeait, lui, comme vous jugeait mon confrère Pijac dans son livre de l’époque) sans trop y réfléchir. Ainsi vivons-nous et j’essaie de garder cette spontanéité à mes carnets, quitte à corriger le tir par la suite. J’ai beaucoup pensé à vous en écrivaint un roman intitulé Le viol de l’ange. Vous le trouveriez sans doute beaucoup trop « littéraire », et vous auriez raison. J’ai pourtant essayé d’y évoquer une réalité tragique, sans chercher à me rassurer – comme vous dites.
Je ne cherche pas à me rassurer. Je voudrais être le dernier à me prévaloir de mon ignorance, et ne cherche aucunement à fuir le réel pour éviter un « traumatisme », comme vous dites encore. La réalité sans fard est à vrai dire, et de plus en plus, la seule chose qui m’intéresse. Mais êtes-vous plus « réel » que moi parce que vous avez pris la vie de vos victimes et semé le malheur sur leurs proches ?
Votre lettre me parle bel et bien d’un être vivant, réel, qui accueille le jour en même temps que nous tous, et qui souffre comme tout un chacun – enfin je vous le souhaite : je vous souhaite très sincèrement la grâce de souffrir tous les jours d’être vivant, car j’ose croire que là est votre condamnation. Comme je vois que vous me suivez à la trace sur la Toile, il est possible que vous y retrouviez un écho de cet échange. Bien à vous. JLK »
Et voilà ce que me répond la Professorella : « Je suis d'accord avec Philip. Surtout après avoir regardé moi aussi sur la Toile QUI c'était... Pour ma (courte) fréquentation de la section des « étudiants » de la prison de Pise ( dont des condamnés à vie de la maffia qui bouffaient avec moi leur pizza en souriant) je sais que la plupart n'ont absolument aucune conscience ni de leurs crimes ni d'eux-mêmes et que, oui, juste, ils trouvent que le soleil en se réveillant, c'est bien...Et qu'on devrait les libérer au plus vite parce que le copain d'a coté n'a fait « que » quinze ans et eux déjà quinze et demi...Leurs crimes? L'idée principale c'est que, dans les memes circonstances (!?!?!), nous, les Autres, avec un casier judiciaire vierge ou peu s'en faut, on aurait tout simplement fait la même chose. Gros problème de la responsabilité, du destin, du choix, de la liberté de QUI TU ES, qui tu es né...
Ceci dit, nous ne sommes ni juges (grâce au ciel), ni le bon Dieu (regrâce au ciel, déjà pas mal occupé) pour condamner ou pardonner. Ta réponse est celle d'un coeur bon, celui que le destin t'a donné. Lui estimera sans doute qu'il mérite une lettre aussi gentille, puisqu'il revendique le droit de se réveiller et de jouir du soleil, et qu'entre les lignes il dit que tu ne peux pas comprendre, ce qui est vrai, pour toi, pour moi, pour Philip, pour nous les - sans mérite - NORMAUX ( toujours plus ou moins). Que faire? Le silence (total, blog y compris) n'est pas à écarter, si tu décides de ne pas lui envoyer ta lettre. Tu dis: il saura pourquoi je ne lui écris pas, mais si tu le dis dans ton blog, tu lui parles... indirectement et tu exprimes mépris, peur, dégoût - tous sentiments légitimes. Je suis pour le contact direct ou pour le silence, mais tu fais comme tu veux... Je parle comme une pédante qui détient la vérité: on est loin du compte. Je vous embrasse dans vos montagnes. Anne Marie »
Tout cela me rappelle un cauchemar récurrent que j’ai fait pendant des années. J’avais alors tué un jeune mec, tueur lui-même, avec un complice, dont le visage d’ange trouble était apparu dans le journal, vers les années 70. J’avais donc tué ce tueur et j’avais planqué son corps dans une mare des hauts de la ville, mais j’étais hanté par la crainte de voir ce corps affleurer, et vingt fois, cent fois ce rêve m’est revenu. Certaine smatins, dans ma trappe solitaire du Grand Chemin, à deux cents mètre du bunker de Simenon, à Epalinges, je me suis réveillé en nage, convaincu que ma victime « parlait ». J’en ai parlé un jour à Georges Haldas. Il m’a dit que ce rêve figurait par excellence notre conscience commune d’un Mal que nous ne cessions de redouter et de désirer en même temps.
Est-ce se « rassurer » que de penser qu’un tueur est quotidiennement torturé par sa conscience ? C’est possible. Ma vieille fibre chrétienne m’empêche d’admettre l’état du mort-vivant, compte non tenu sans doute des gouffres de la psychopathologie. Marc Dugain, dans Avenue des géants, montre très bien qu’un tueur en série peut être aussi « moral » que ses juges et ses psys, sans cesser d’être un démon virtuel, prêt à rebondir sous l’élan de la puissance indomptable qui l’habite. Je sais bien que mon discours fleure encore son humanisme théologisant, n’était-ce qu’en invoquant la catégorie du Mal avec majuscule. L’autre jour, Jonathan Littell, interviewé à la radio romande, se référait plutôt aux « objets » de la violence, dans le registre d’une observation à la Michel Foucault. Mais bon, comme me l’écrit la sage Professorella : chacun son chemin, son destin et ses mots pour le dire…