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Enregistrements documentaires par Maïssoun Zeineddine

Publié le 28 mai 2012 par Antropologia

Le 9 mai 2012, a eu lieu la journée d’étude sur les “Collectes“. Nous vous proposons de lire l’intervention de Maïssoun Zeineddine.

Descriptif du « travail sonore » que je réalise :  

Pour ma part, je récolte, j’enregistre, et je sème : « Semer des grains de son », c’est le sous-titre du blog de Radio.graphie sur lequel j’édite une partie de mon travail sonore.

Ma pratique est hétéroclite et sans cadre préétabli.

J’ai commencé à enregistrer les gens et les scènes qui m’entouraient dès que j’ai eu un appareil pour le faire, c’est-à-dire enfant. Je voulais alors nettement photographier ces moments de vie familiale, les conserver, et prenais du plaisir à les réécouter. C’est alors que j’ai découvert qu’il y avait toujours une différence entre ce qu’on entendait en « live », alors que nous sommes dans la scène et que nous la vivons avec tous les autres sens et les affects et, ce qu’on entend à la réécoute, avec de la distance tout en étant plus près du texte.

Plus tard, jeune adulte, j’ai enregistré mes démarches administratives, c’était devenu un moyen pour me motiver à faire l’infaisable. Je souhaitais graver ces moments étranges et nouveaux, – une des rares fois où l’enregistreur fut caché. Je voulais plus ou moins conserver ces dialogues avec des assistants sociaux, des guichetiers de la sécurité sociale et autres… Il me semblait que je récoltais ainsi les dialogues d’une scène d’une pièce de théâtre. Comment chacun jouait son rôle.

Cela me permettait clairement de prendre de la distance avec ce que je vivais, que je trouvais alors particulièrement violent.

Et je suis arrivée à l’anthropologie.

Ces études correspondaient au plus près à mes intérêts : comprendre, capter nos vies, décortiquer des scènes, des récits, des relations.

Pendant trois ans, j’ai enregistré de longs entretiens avec des Libanais venus en France que je retranscrivais scrupuleusement afin d’en faire une étude de texte et de contexte : je récoltais des parcours migratoires, et réalisais que les gens élaboraient devant l’enregistreur des récits de migration. Avec tout ce qu’il y a de mythologie ou de fantasme dans un récit.

Les études m’ont fourni un cadre qui m’a « autorisée », légitimée dans ma recherche et m’a poussée à être plus précise et à aller jusqu’au bout de ma démarche. Cela m’a donné de l’expérience, je m’en suis rendue compte plus tard, quand j’ai continué avec le son à faire des entretiens cette fois-ci avec la volonté de faire un montage.

Et je me suis peu à peu détachée de la méthode de l’anthropologie tout en conservant, à ma manière, une démarche identique en souhaitant réaliser des documentaires audio. En souhaitant «écrire des histoires » à partir des paroles récoltées, confiées. Transformer, mêler faire se rencontrer des « subjectivités » différentes, des textes différents, des narrations … et puis des sons, des voix : une dimension qui se perdait à mon grand regret dans le texte écrit. La voix des récits, le souffle, l’hésitation, le sourire, la gorge crispée par l’émotion… autant d’éléments délicats à transmettre par écrit que le son rend si bien sans avoir à ajouter quoi que ce soit de maladroit. Sans oublier le son de nos vies, les bruits caractéristiques, l’environnement sonore… Toutes sortes d’écritures sonores sont possibles, comme les écoles de peinture ou de littérature.

Une anthropologie sonore pourrait se développer.

Je réalise des objets sonores à partir de discours récoltés. J’oscille entre la réalisation de documentaires journalistique-sociologique-politique-artistique, la plupart du temps sans cadre particulier. Quant à la qualité technique, au début je m’en souciais peu, et tous ces projets personnels ont quelque chose de l’essai. Quant à la forme, ce sont également des essais. Je cherche. A chaque fois.

Le travail de réalisation de documentaires audio se décompose en plusieurs phases. La récolte en est une, l’une des premières, après l’idée… Il s’agit donc de récolter avec un enregistreur afin de graver les paroles et les instants sur un support qui pourra ensuite être conservé certes, mais surtout modifier : avec le montage.

Donc d’abord graver, retenir la parole de ceux que j’enregistre, le monde qu’elle décrit, comme des données de notre monde, du mien. Puis transmettre cette parole que j’ai eu «la chance de recueillir» à d’autres… dans un format que je choisis. Ainsi je deviens co-auteur du message des personnes enregistrées par la manière dont je les mets en scène.

Ainsi clairement j’émets et j’élabore moi aussi un message.

Ces phases de travail pourraient être totalement indépendantes l’une de l’autre et réalisées par des personnes différentes. La preneuse de son, la monteuse et la réalisatrice. Pour un film documentaire, la preneuse de son ne participe pas au montage. Un réalisateur peut prendre des sons déjà enregistrés et en faire un montage de son côté, sans avoir vécu la prise de son, etc.

Mais pour ma part justement je réalise la plupart du temps des documents dont je prends le son et que je monte. C’est dans cette double activité que je trouve un certain équilibre tant intellectuel, qu’émotionnel. Ces deux phases font appel à des ressorts différents. C’est pour moi une continuité avec ma formation en anthropologie.

Première phase : la récolte.  

D’abord il y a l’idée, où l’événement : je décide d’aller enregistrer.

Par exemple : des sans-papiers occupent la bourse du travail à Paris depuis plus d’un an et s’en font expulser. Je connais l’occupation, je suis déjà allée faire des interviews, j’ai écrit des articles, etc. Quand je vais voir ce qui se passe, je prends mon enregistreur, témoin auditif d’un événement : la milice de la CGT a attaqué les sans-papiers, la police organise l’évacuation de leurs affaires sur le trottoir, les personnes venues soutenir les sans-papiers se font harceler par la police, finalement les sans papiers décident de dormir à même le trottoir de la bourse du travail.

Je tenterai de présenter différents exemples de documentaires en fin d’exposé.

Parfois, j’ai pu enregistrer dans une certaine précipitation, comme dans l’exemple cité ci-dessus. Je questionne les personnes concernées directement, qu’elles expliquent ce qu’elles vivent. Je cherche à récolter leur témoignage, je veux leur demander à elles directement. Je veux récolter leur parole, leur colère, leur peur, leur incompréhension, leur analyse etc. Je considère (la plupart du temps) mes interlocuteurs comme légitimes.

Des discours sur les sans-papiers il y en a, j’en ai étudiés, lus. Mais leur voix ?

Ce qui m’anime, c’est de récolter des voix, des paroles qui parlent d’elles-mêmes et n’ont pas besoin d’un discours explicatif dit par d’autres.  Il y a des « sujets de société » dont on n’entend pas la voix : les étrangers, les femmes, les sans-papiers etc… C’est le principe même du sujet journalistique informatif qui ne donne la parole que pour dire que son article se base sur cette parole légitime. En fait, il s’agit de placer la parole des gens enregistrés en tant que matière première. Chacun étant un sujet parlant et de mettre leur propos au centre du document final. Car leur propos est le propos de mon travail. C’est un principe que je partage avec les «  journalistes-citoyens », les documentaristes en général, mais également avec certains auteurs ou metteurs en scène, réalisateurs qui font une « enquête » avant de créer leur fiction, et des anthropologues bien sûr. Etudiante en anthropologie il n’y a pas de moments où je me sentais plus à l’aise que lorsque le texte des entretiens formait l’entièreté de l’analyse, et que je m’appliquais à comparer les discours, à les couper et à les mettre en parallèle.

Deuxième phase : le montage.

La seconde partie consiste à fabriquer un objet sonore fait de plusieurs prises de son, c’est le montage. Il s’agit de choisir des passages enregistrés et de les assembler… Tout est possible alors. C’est un travail d’écriture.  J’y mets une part de mon écoute, en acte.

Je mets en avant ce qui me parle le plus et ce que je souhaite faire entendre. Je choisis les discours. Il m’est arrivé de retranscrire les enregistrements afin de visualiser le texte, le contenu et cela m’aidait au montage. Je ne le fais pas à chaque fois, parfois, j’arrive à trier les éléments en réécoutant, plusieurs fois. Parfois je sais en écoutant ce que je vais garder ou pas.

Il y a un entre deux phases pourrait-on dire. Un moment difficile où l’on est pétrie par le discours enregistré écouté et réécouté et un moment où je dois tout en gardant le sentiment général me détacher du texte afin de créer un second texte monté. Je dois concilier à la fois l’écoute de la prise de son et une restitution concentrée, où peuvent se mêler plusieurs discours. Une restitution, un montage  qui ont forcément une durée plus courte.

Couper, choisir reste un moment délicat. Car pour réaliser un montage on coupe la linéarité du discours des uns et des autres. Cela d’autant plus que comme « preneuse de son » je laisse du temps au locuteur de développer son propos et laisse tourner le magnétophone. Ces longs entretiens sont souvent très riches en eux-mêmes et contiennent une force en tant que discours entiers…

Bien souvent je souhaiterais les garder à peu près intacts comme les retranscriptions que je faisais en anthropologie. Je choisissais des parties du discours de chacun par thème et je donnais l’entièreté de l’entretien en annexe. Ce que je peux faire par ailleurs.

Mais en s’attelant à ce travail de montage, d’écriture, on apprend également à garder la force de certains discours sans en garder la totalité. De cette manière il est possible de retransmettre une histoire dans un format abordable, “entendable”. C’est toute la question du temps : du temps expérience et du temps restitution. De plus il est évident que je suis particulièrement sensible aux discours dans leur entièreté, car ils me sont adressés en personne et que c’est moi qui vais les solliciter. Un attachement affectif s’opère très rapidement. Sur place et plus fort encore à la réécoute. Car je ramène chez moi ce moment, qui n’existe déjà plus et dont je me sens en quelque sorte la dépositaire.

La récolte a quelque chose aussi de morbide, comme une lutte pour conserver du présent… et d’urgent.

Dans ma propre mythologie, la voix, le timbre, les intonations, les accents, les hésitations, le souffle, c’est la vie et c’est cette qualité que je ne trouve pas dans l’écriture ou que je ne sais retranscrire simplement. C’est cette dimension vivante et animée qui me fascine.

Dans le montage des tas de questions peuvent se poser. 

Voix over ?

Jusqu’à présent, je n’ajoute pas de voix over : d’explication d’un autre ordre que celle de la parole des interviewés.

J’ai fait des essais, dans le documentaire sur La file d’attente de la préfecture de Bobigny, j’ai ajouté en début la lecture d’un extrait du livre d’Alexis Spire qui décrit très bien cet « accueil des étrangers ».

J’aime que seule cette parole apparaisse et que mon travail reste « cantonné » au montage, aux superpositions, au collage des voix et des discours, et des sons…

A cette mise en forme qui permet de faire apparaître des saillances, des contradictions, des répétitions etc. De transmettre le grain de ces voix qui en disent long. Qui ne sont pas que du discours et qui ont une épaisseur charnelle vivante.

Musique ?

La parole est au centre, je me permets pourtant, et là en toute liberté  d’ajouter des éléments sonores, telle la musique récoltée elle aussi parfois  sur place, parfois en d’autres circonstances. Il m’arrive de demander à des musiciens des morceaux que leur inspirent des extraits d’entretiens. Ce sont des tentatives très intéressantes qui donnent un aspect davantage fictionnel au montage ce qui me permet de décoller, de trancher avec le son de la prise directe.

Environnement sonore ?

Le son permet différents plans. Il a une épaisseur sur laquelle le monteur peut jouer. Replacer des éléments d’environnement sonore, cela fait partie de cette ultime mise en scène. Cela fait partie du contexte. Il y a beaucoup à faire sur le contexte sonore de nos vies…

   L’outil, médias : le micro-l’enregistreur.

Le micro est cet objet visible entre moi et mon interlocuteur/trice. Sa présence signifie mon action : j’enregistre. Il signifie à lui seul que les propos émis m’intéressent, qu’ils sont enregistrés et probablement qu’il y aura un montage pour être au final entendus par d’autres.

Le micro en lui-même pose une intention.

     La restitution

 Je n’ai pas systématiquement restitué mon travail aux personnes qui ont été enregistrées. Mais cela fait partie de ma démarche : je « poste » les sons sur internet et donne généralement le nom du site. Parfois, j’ai pu remettre directement un cd à des personnes que j’avais enregistrées. Lorsque j’ai recroisé les femmes sans-papiers enregistrées sur un trottoir, dans un théâtre où elles faisaient la lecture de leur texte, je leur ai porté un cd.

Dernièrement une « commande de mairie » sur la parole des habitants consiste à distribuer un livre/cd à chacun des habitants. La restitution est là l’objet même du projet.

Cet aspect du travail est important à souligner. Car cela influence forcément sa réalisation.

A qui s’adressent ces réalisations? Je ne sais pas toujours. Quand je monte je pense d’abord aux personnes que j’ai enregistrées. Je pense en quelque sorte m’adresser à elles en retour. A un contre-don… Le document est alors en souvenir de ce que les personnes m’ont offert lors de la prise de son et de ce que je pense intimement de la situation.

Généralement je pense faire en sorte que les personnes soient satisfaites et reconnaissent leurs propos, sans faire particulièrement leur « promotion ».

Je suis aussi une oreille extérieure. Je me souviens avoir fait un rapide montage d’une manifestation après l’expulsion d’un squat. Les personnes en réécoutant ont eu l’impression « d’avoir affaire à une secte »… ce qui n’était pas volontaire de ma part, mais cela reste intéressant d’avoir ce retour ; et pour moi, et pour eux !

La difficulté consiste à rester le plus libre possible et d’assumer la part de son propos dans le fait que cela soit un montage et qu’il y ait une réalisatrice à ces objets sonores.  Certains diraient un style. C’est dans cette liberté, dans cette relation que se créé une rencontre. Dès la première phase, celle de la récolte mais également dans la phase de montage et celle de restitution. Et la rencontre est peut-être ma principale motivation. On pourrait dire, un dialogue en plusieurs étapes. Mais un dialogue qui ne se limite pas à ceux qui parlent et celle qui monte.

Ce travail est forcément dédié à être écouté par d’autres, par n’importe qui.  Bribes, témoignages, pièces d’un puzzle, touches de sons de nos vies, musicalité des voix dans lesquelles l’auditeur projette son imaginaire, colle des éléments déjà connus de lui, comprenne la voix.

Maïssoun Zeineddine

Maïssoun Zeineddine, Exemples de différents documentaires audio


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